Derrière la Sublime Porte, le tyran ottoman
L’Empire ottoman devient, pour les écrivains et les peintres, une caricature de tyrannie. L’Europe des monarques va finir par se ranger aux côtés des insurgés hellènes
L «e cri de la liberté se fait entendre. Le feu est à la ville. Les Turcs incendient les maisons.» Début avril 1821: François Pouqueville, consul de France dans le port de Patras, entame ainsi son télégramme diplomatique adressé à Paris à propos des toutes premières émeutes de la révolution grecque. Auteur quelques années plus tard d’une Histoire de la régénération de la Grèce (Firmin Didot), l’homme incarne la vision qui va bientôt dominer ce début de XIXe siècle: celle d’un Empire ottoman incontournable mais vérolé, corrompu, reposant sur le seul exercice de la force brutale au service de l’islam.
La répression turque consécutive au soulèvement de Patras, béni par l’évêque Germanos, est féroce: «On apportait les têtes des habitants pour les remettre au pacha», poursuit Pouqueville, alors représentant de Louis XVIII, monarque chancelant d’une France toujours rongée par la glorieuse nostalgie de l’Empire. Après l’ouragan napoléonien et les décombres de la révolution de 1789 qui ébranlèrent leurs monarchies, les souverains européens ne sont pourtant pas prêts à appuyer les insurgés. Aucun d’entre eux ne souhaite déstabiliser le sultan Mahmoud II, maître de la «Sublime Porte», dont l’autorité cimente les confins orientaux de l’Europe et du Levant.
L’étendard de la croix
L’homme fort de l’époque, le ministre des Affaires étrangères (et futur chancelier) autrichien Metternich, fait même arrêter Alexandre Ypsilanti, l’un des meneurs de l’insurrection grecque, lors de son passage à Vienne. L’empressement de celui-ci à profiter fin 1820 de la rébellion d’Ali Pacha – maître d’Ioannina dans l’Empire – pour unifier les «klephtes» (les combattants grecs, mi-bandits, mi-héros) contre le sultan a déplu aux capitales européennes. Metternich plaide pour l’ordre ottoman. Résultat:
en janvier 1822, la tête du dissident Ali Pacha, décapité par les janissaires, roule aux pieds de Mahmoud II dans son palais de Topkapi, à Constantinople.
Un événement tragique va néanmoins servir la cause des Philhellènes: l’arrestation, puis la pendaison sur ordre de Mahmoud, le 10 avril 1821, du patriarche orthodoxe de Constantinople Grégoire V. Trois jours durant, le corps de l’évêque, favorable aux émeutiers grecs de Patras, est exposé, attaché au portail du patriarcat. Puis sa dépouille est traînée dans les rues, et jetée dans les eaux du Bosphore. «A la nouvelle du massacre du patriarche, le soulèvement fut général. Les prêtres, les moines et les évêques, se croyant menacés d’une extermination entière, levèrent l’étendard de la croix et, de toute part, on débuta par le pillage, le meurtre et les excès d’une guerre d’extermination», note dans son Annuaire historique universel de l’année 1821 Charles-Louis Lesur.
Deux siècles plus tard, un extrait de cet «annuaire» figure en exergue d’une des salles du Musée Benaki d’Athènes, pour la grande exposition du bicentenaire de l’indépendance 1821, before and after (1821,
avant et après). Au mur, une grande carte des empires après le Congrès de Vienne de 1815 montre les contours de la puissance turque. Laquelle se manifestait, entre autres, par un fardeau fiscal insupportable pour les peuples sous sa domination: «Pour les paysans comme pour l’élite grecque, la libération de la tyrannie fut également financière, confirme Tassos Sakellaropoulos, conservateur des archives du Musée Benaki. A partir de 1821, l’idée d’un Etat grec moderne est vécue comme une revanche sur la confiscation de la richesse hellène par l’empire ottoman, ce maître impitoyable qui dilapidait l’argent.»
Le banquier genevois Jean-Gabriel Eynard, financier du mouvement philhéllène, mise d’ailleurs aussi sur cette libération économique. Très vite, l’un de ses émissaires en Grèce, Georges Stavros créera, sur fonds suisses, la première banque privée du pays, la Banque nationale de Grèce, qui existe toujours.
De Genève à Paris en passant par Londres, le sang versé par les Grecs fertilise ce romantisme anti-turc tout au long de la décennie 1821-1831. La réalité cosmopolite, tolérante et respectueuse des religions du Livre de l’Empire ottoman – dont les «phanariotes grecs» de Constantinople constituaient l’élite administrative – disparaît derrière le cliché du Turc avide et sans pitié. Des siècles de «tropisme oriental» de la diplomatie européenne, centrée sur l’intérêt de commercer avec la «Sublime Porte», se dissipent devant la mise en avant de la cruauté du sultan, de ses sicaires et de la charia, la loi islamique.
La tragédie de l’île de Chios achève ce basculement. Quinze mille soldats turcs y débarquent en avril 1822 pour mater une révolte, passant au fil de l’épée des milliers de Grecs et envoyant au sultan, selon le catalogue du Musée Benaki, «des montagnes de têtes et de chapelets d’oreille pour être exposés aux portes du sérail, tandis que les survivants sont jetés dans les cales de leurs navires pour être vendus comme esclaves». Au Congrès de Vérone, en octobre 1822, le ministre et écrivain français François-René de Chateaubriand plaide la cause des insurgés auprès de ses pairs diplomates: «On ne peut dissimuler, écrit-il, qu’à tort ou à raison l’opinion générale en Europe est péniblement affectée du retour pur et simple des chrétiens grecs sous le joug de l’oppression et de la barbarie des Turcs.» La lutte contre le tyran ottoman sera le carburant du philhellénisme. ■
Demain: De Genève à Ermopouli, le chaudron héllène