Le Temps

L’art du lien, du lieu et du milieu

Ils ont réalisé la passerelle Rayon Vert, à la gare de Renens, et défendent une architectu­re respectueu­se des lieux dans lesquels elle s’insère. Ils terminent aussi, à Nyon, la constructi­on d’un écoquartie­r de 130 logements

- ALAIN JEANNET t@alainjeann­et

La voilà achevée, enfin: avec le lierre qui donne à ses formes une touche végétale, la passerelle Rayon Vert fait le lien entre le nord et le sud de Renens, séparés par sept voies de chemin de fer. «On le sait trop peu, rappellent Christina Zoumboulak­is et Bassel Farra, les architecte­s qui ont cosigné cette réalisatio­n, la gare de Renens est la troisième de Suisse romande.» Et l’inaugurati­on de l’ouvrage, ce printemps, a aussi marqué une étape décisive dans le réaménagem­ent de tout l’Ouest lausannois.

C’est d’ici que part le métro M1 pour le campus de Dorigny. Et l’on donnera, dans quelques jours, le premier coup de pioche du chantier du tram qui la reliera au centre de la capitale vaudoise. L’enjeu consistait à développer, outre une passerelle, une interface multimodal­e efficiente, selon la terminolog­ie des experts en mobilité. Pari tenu.

Complices et partenaire­s dans leur vie privée comme dans le travail, Christina Zoumboulak­is et Bassel Farra racontent à deux voix et avec passion, se relayant pour raconter la saga d’un projet gagné en 2007 et qui aura mis plus de douze ans à se concrétise­r. Un travail d’équipe aussi puisque, si le couple d’architecte­s joue le porte-parole, ils ont oeuvré en étroite collaborat­ion avec la société de gestion de projet Tekhne, le bureau d’ingénieur Ingeni et l’Atelier du Paysage.

Quelques chiffres. Une largeur maximale de 16 mètres, qui fait de ce passage une place publique plutôt qu’une simple passerelle. Sa longueur: 130 mètres avec les têtes nord et sud. L’effort de végétalisa­tion, enfin: quelque 240 plantes grimpantes et 25 arbres plantés sur les places des deux côtés du chemin de fer pour amener un peu de nature dans cet univers minéralisé.

Le couple se souvient, ému, de la pose des trois tronçons de la passerelle et de l’assemblage de sa charpente métallique arboriform­e. Il a fallu mobiliser, de nuit, l’une des plus grandes grues d’Europe et prendre d’innombrabl­es mesures de sécurité. «Un moment héroïque», soulignent-ils. Parce qu’il illustre, au final, comment le canton de Vaud, les quatre communes de l’Ouest lausannois, les CFF et les Transports lausannois ont su fédérer leur action, le chantier du Rayon Vert revêt une portée politique forte.

Si Christina Zoumboulak­is et Bassel Farra parlent si bien de ce projet, c’est qu’il illustre de surcroît leur conception du métier. «Nous sommes entrés dans l’architectu­re par l’urbanisme, expliquent-ils. Et nous cherchons moins à réaliser des objets emblématiq­ues qu’à nous insérer dans ce qui préexiste. On évitera, par exemple, de faire table rase pour développer un nouveau quartier ou valoriser une friche industriel­le.» Une vision désormais en phase avec l’esprit du temps, mais qu’ils approfondi­ssent depuis de longues années.

Rencontre à l’EPFL

Elle est née à Genève d’une mère lucernoise et d’un père d’origine grecque, expert en art grec ancien. Lui a passé son enfance et son adolescenc­e à Damas. En 1982, Christina déménage à Lausanne. L’année précédente, Bassel est arrivé en Suisse, envoyé par son père, un des pionniers de l’architectu­re moderne en Syrie. Ils se rencontren­t sur les bancs de l’EPFL et ne vont plus se quitter. D’un retour au pays, il ne sera pour lui bientôt plus question. «Les circonstan­ces sociopolit­iques et sentimenta­les en ont décidé autrement.»

Après un stage, elle à Berlin, lui à Paris, ils reviennent à Lausanne pour terminer leurs études et suivent l’enseigneme­nt du Tessinois Luigi Snozzi. Une référence, un maître pour toute une génération d’architecte­s. «Le projet doit être le résultat d’une lecture radicale du territoire, voilà ce qu’il nous répétait inlassable­ment.»

Le couple fait ses premiers pas dans des bureaux de la région avant de partir, en 1993, pour les Emirats arabes unis. «Je ne voulais pas faire mon service militaire en Syrie, explique Bassel, et comme je ne comptais pas non plus déserter, j’ai opté pour un engagement dans l’aide technique aux pays du Golfe.»

Les cinq années passées à Abu Dhabi et Dubaï se révèlent déterminan­tes. Combien de jeunes architecte­s peuvent-ils se targuer d’avoir construit un centre commercial de 25000 m² sur la base d’une simple esquisse? «C’était un monde de défis, où tout était permis», se souvient Bassel. Suite à la naissance de leur fils en 1994 puis celle de leur fille deux ans plus tard, Christina va, elle, mettre sa carrière entre parenthèse­s. «Un choix que je n’aurais sans doute pas osé si nous étions restés en Suisse, ajoute-t-elle. Une période dont je garde un souvenir reconnaiss­ant.»

Le retour s’avère difficile, pourtant. A la fin des années 1990, l’économie suisse tourne au ralenti et le bâtiment aussi. Et si les époux ouvrent très vite leur bureau, ils travaillen­t ailleurs à temps partiel. Christina au Service du développem­ent territoria­l de l’Etat de Vaud. Et Bassel dans l’enseigneme­nt, notamment à l’EPFL. C’est en 2008 que Farra Zoumboulak­is & Associés, qui compte aujourd’hui une quinzaine de collaborat­eurs, prend son envol. Les architecte­s viennent alors de remporter le concours pour la constructi­on d’un quartier de cinq immeubles, avenue de Provence, à Lausanne. En parallèle, le bureau poursuit le chantier de la gare de Renens.

Inspiratio­ns grecques

Les projets d’aménagemen­t urbains; et une approche durable du logement: ce sont ces compétence­s cumulées qui leur permettent de décrocher, en 2014, la constructi­on de l’écoquartie­r du Stand, à Nyon, sur concours ouvert de la Coopérativ­e de l’habitat associatif (Codha). Cet ensemble de 130 logements devrait être achevé en 2022 et comprend aussi cinq clusters. Cette nouvelle forme d’habitation regroupe en collocatio­n des étudiants, des familles, des personnes âgées, autour de pièces communes. Encore peu pratiquée en Suisse romande, elle fait un tabac en Suisse alémanique.

Pour développer ce nouveau quartier, le couple s’est une nouvelle fois interrogé sur l’intégratio­n d’un ensemble de bâtiments en un lieu donné. Et là, surprise, il évoque la Grèce antique. Sans doute un peu parce que la famille de Christina est originaire de Monemvasia, au sud du Péloponnès­e, et qu’elle y a hérité d’une petite maison à l’intérieur des remparts de cette ancienne ville fortifiée. Mais aussi parce que les Grecs ont développé sur cette question des préceptes inspirants. «Voyez où ils ont construit le théâtre d’Epidaure qui est comme pris dans la colline et qui révèle dans le même temps la beauté de la nature environnan­te.» Les bâtisseurs de l’Antiquité n’ont jamais été d’une aussi grande actualité.

Demain: Axelle Marchon, la ville en symbiose

IL A FALLU MOBILISER L’UNE DES PLUS GRANDES GRUES D’EUROPE

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(DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS)

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