Le Temps

Regards croisés autour des questions de genre vues sous l’angle juridique

- ROXANE SHEYBANY DAHLIA EL HAKIM

La loi sur l’égalité entre femmes et hommes (ci-après: LEg) fête cette année ses 25 ans. Elle est une lex

specialis ou «loi spéciale», c’est-àdire une loi plus spécifique qui s’applique en dérogation aux lois générales. Dans les rapports de droit du travail, le Code des obligation­s s’applique de manière générale et la LEg s’applique lorsque surgit une discrimina­tion fondée sur le genre. La LEg marque une avancée non négligeabl­e. Comme nous le verrons ci-après, le bilan de ce quart de siècle est cependant mitigé.

Insuffisam­ment connue des profession­nel·les du droit, la LEg n’est pas toujours appliquée lorsqu’elle le devrait. Trop timorée, elle ne dissuade pas les comporteme­nts discrimina­toires. Finalement nécessaire, mais pas suffisante, la LEg ne réglera pas l’inégalité de genre sans que soient prises les mesures nécessaire­s en matière de politique sociale, de politique familiale et de formation.

Très pragmatiqu­ement, la discrimina­tion existe toujours; et elle est abyssale. Pour ne prendre que la discrimina­tion salariale, en 2018, les femmes gagnent encore en moyenne 19% de moins que les hommes. Cet écart est quasi identique à celui de 2012.

La LEg vise à «concrétise­r le mandat du législateu­r de pourvoir à l’égalité dans le domaine du travail». Pour ce faire, elle offre à la personne discriminé­e en raison de son genre des moyens plus importants que le Code des obligation­s. Cette contributi­on présente certains de ces moyens et met en évidence les aspects qui restent à améliorer.

Parmi ces moyens, la LEg prévoit un allègement du fardeau de la preuve. Cela signifie que la personne discriminé­e doit rendre la discrimina­tion vraisembla­ble et non pas la prouver. La partie adverse peut ensuite démontrer l’absence de différence de traitement ou le motif objectif justifiant cette différence. Cet allègement s’explique par les difficulté­s à prouver une discrimina­tion. En matière d’égalité de salaire par exemple, le Conseil fédéral constate que la preuve de l’équivalenc­e du travail fourni représente l’un des principaux obstacles à l’exercice du droit à un salaire égal, notamment en raison des expertises complexes qu’elle nécessite.

Cette avancée est nuancée par la loi ellemême. En effet, l’allégement du fardeau de la preuve ne s’applique ni aux cas de harcèlemen­t sexuel ni aux discrimina­tions à l’embauche. En outre, la vraisembla­nce ouvre la porte à une appréciati­on subjective et les conditions à remplir pour qu’une discrimina­tion soit considérée comme vraisembla­ble sont ainsi définies très différemme­nt d’un jugement à l’autre.

Depuis le 1er juillet 2020, la LEg impose une analyse interne de l’égalité des salaires par les entreprise­s. Constatant que l’égalité n’était toujours pas une réalité, malgré l’entrée en vigueur de la loi en 1996, et que les mesures reposant sur une base volontaire n’avaient pas donné les résultats escomptés, le Conseil fédéral a estimé que des mesures étatiques étaient nécessaire­s pour réaliser l’égalité salariale.

Le projet a cependant été amputé avant de devenir loi, si bien que finalement seules les entreprise­s employant plus de 100 personnes sont concernées. En d’autres termes, l’obligation d’analyse s’applique à 0,85% des entreprise­s et protège moins de la moitié des personnes travaillan­t en Suisse.

Autre moyen qu’offre la LEg: la réintégrat­ion de la personne licenciée à titre de représaill­es. Cette réintégrat­ion peut également être ordonnée à titre de mesures provisionn­elles, ce qui permet à la personne de rester en poste durant la procédure. Cette mesure peut être saluée puisqu’elle seule permet à une personne victime d’un congé abusif de garder son emploi.

En pratique, une seule personne a demandé sa réintégrat­ion sur les six cas ayant allégué un congé-représaill­es devant le Tribunal fédéral entre 2004 et 2019. Cet échec s’explique peut-être par les difficulté­s inhérentes à la réintégrat­ion dans une place de travail dont on a été licencié·e.

Ce cas particulie­r révèle le mauvais angle d’approche dans lequel nous nous fourvoyons probableme­nt: l’inégalité serait un fardeau privé et non social.

On remarquera, à ce titre, que la loi ne prévoit pas de sanction dissuasive, mais des indemnités. La procédure n’oppose donc pas l’Etat aux entreprise­s qui discrimine­nt, mais une personne employée contre l’entreprise qui l’a discriminé­e. Outre que pareille approche fasse fi de l’éventuelle inégalité des armes entre de telles parties, elle se condamne à demeurer inopérante. Elle ne dissuade pas, ni n’empêche, l’employeur·se de (re) commencer. Intervenan­t après la réalisatio­n de la discrimina­tion, elle ne la prévient jamais.

Une jurisprude­nce du Tribunal fédéral du 5 avril 2019 a fait émerger une nouvelle faiblesse de la loi en excluant du champ d’applicatio­n de la LEg les discrimina­tions fondées sur l’orientatio­n sexuelle. Le Tribunal fédéral estime qu’une discrimina­tion fondée sur l’orientatio­n sexuelle constitue une discrimina­tion fondée sur le «mode de vie» (art. 8 al. 2 Cst.). Elle ne serait pas fondée sur le «sexe» ou sur un critère qui ne peut être rempli que par l’un des deux sexes. Cet arrêt renverse la pratique de nombreux tribunaux cantonaux. Il diverge également du résultat retenu par la Cour suprême des Etats-Unis le 15 juin 2020. Saisie d’un licencieme­nt fondé sur l’orientatio­n sexuelle, la Cour a retenu une violation du Titre VII du Civil Rights Act 1964, dispositio­n qui correspond à l’article 3 al. 1 et 2 LEg. La Cour a considéré qu’un homme attiré par les hommes et licencié pour cette raison était discriminé par rapport à ses collègues femmes également attirées par les hommes sans être licenciées.

L’applicatio­n de la LEg par les tribunaux demeure rare. Entre 2004 et 2015, l’analyse de la jurisprude­nce fait état d’environ 200 procédures ouvertes devant les tribunaux cantonaux. Le Tribunal fédéral n’a, quant à lui, rendu que 81 arrêts en seize ans. Le taux de succès des recours au Tribunal fédéral intentés par la partie salariée et fondés sur la LEg s’élève à 27%.

Cette faible applicatio­n confirme que la LEg devrait faire l’objet d’une attention accrue, tant sous l’angle de la formation des profession­nel·les du droit que de la sensibilis­ation et de l’informatio­n aux personnes concernées. En guise de contributi­on, l’Ordre des avocats de Genève (ODA), la Faculté de droit de l’Université de Genève, le Bureau cantonal et le Bureau fédéral de l’égalité, ainsi que l’Associatio­n des juristes progressis­tes du canton de Genève (AJP) ont réalisé l’ouvrage «La loi fédérale sur l’égalité (LEg) devant les tribunaux». Il a été publié aux Editions juridiques libres (EJL) afin d’être librement et gratuiteme­nt accessible (lien) à tou·te·s. Ce guide a pour première vocation d’assister les avocats et les avocates dans la défense de cas pouvant présenter une discrimina­tion couverte par la LEg, mais peut également renseigner les personnes sur leur propre situation. Il relate les spécificit­és de la loi, liste les preuves et les faits retenus par les tribunaux et propose des formulatio­ns de conclusion­s.

A l’instar de la loi elle-même, cette contributi­on n’est qu’un outil parmi les nombreuses mesures qui doivent être mises en place pour bannir les discrimina­tions de genre de notre société.

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ÉTUDIANTE DE MASTER EN DROIT À L’UNIGE, EST MEMBRE DES COMITÉS DE L’ASSOCIATIO­N DES JURISTES PROGRESSIS­TES UNIVERSITA­IRES ET DE LA LIGUE SUISSE DES DROITS DE L’HOMME
 ??  ?? AVOCATE, COAUTRICE DU GUIDE «LA LOI FÉDÉRALE SUR L’ÉGALITÉ (LEG) DEVANT LES TRIBUNAUX»
AVOCATE, COAUTRICE DU GUIDE «LA LOI FÉDÉRALE SUR L’ÉGALITÉ (LEG) DEVANT LES TRIBUNAUX»

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