L’inquiétante hausse des troubles psychiques chez les enfants et les ados
Troubles dépressifs, troubles anxieux, TOC… la pandémie n’a pas ménagé la santé psychique des enfants et des adolescents. A l’heure d’une nouvelle rentrée, Nathalie Nanzer, médecin au service pédopsychiatrique des HUG, tire le bilan
Ça y est. Les fourres de plastique, crayons, stylos, agendas et autres fournitures jonchent de nouveau les tables familiales. La rentrée sera sans doute accueillie avec bonheur par la plupart des enfants: un retour parfois masqué, mais un retour parmi les pairs surtout. Car l’année et demie écoulée n’a pas épargné les plus jeunes. Les semi-confinements, l’anxiété ambiante et les restrictions sanitaires ont creusé un terreau idéal pour les troubles psychiques.
En mai 2021, une étude de la Haute Ecole de santé de La Source et de l’Université de Zurich établissait qu’un tiers des enfants et des adolescents suisses avaient connu des problèmes de santé mentale durant le premier confinement. Auparavant, la Swiss Corona Stress Study de l’Université de Bâle montrait déjà une augmentation inquiétante du stress psychologique chez les jeunes. Qu’en est-il aujourd’hui?
Le Temps fait le bilan avec Nathalie Nanzer, médecin responsable de l’unité de guidance infantile au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Après une année et demie de crise sanitaire et sociale, que peut-on constater concernant la santé psychique de la jeune population?
Elle a été fortement touchée, mais de manière différente selon les milieux et les âges. Chez les jeunes enfants, on voit que l’impact dépend beaucoup de la manière dont leur famille a vécu et vit cette période. Plus les enfants sont jeunes, plus ils ont besoin de la sécurité émotionnelle de leurs parents, et leurs réactions en dépendent. Le plus souvent, les familles ont été très ébranlées, notamment par des pertes d’emploi, des tensions ou des violences dans le couple, et les enfants en sont les victimes collatérales.
On observe aussi que les jeunes enfants ont été davantage soumis aux écrans, ce qui ne favorise pas leur développement. Ils ont besoin de bouger, de stimuler tous leurs sens, d’interagir avec les autres pour s’épanouir et grandir. Les demandes de consultation pour retard de langage et retards globaux du développement ont fortement augmenté chez les enfants d’âge préscolaire. En revanche, certains ont progressé car ils ont été plus entourés, on leur a davantage parlé.
Et chez les adolescents?
La problématique est un peu différente. Eux aussi souffrent si leur famille ne va pas bien, mais à cet âge, les relations avec leurs pairs et les expériences sociales hors du foyer familial sont primordiales pour leur développement émotionnel. Les restrictions sanitaires ont empêché nombre de ces activités, mettant sur pause ces expériences censées les préparer à une autonomisation progressive. Beaucoup se sont renfermés, voire ont déprimé, ils ont souffert de divers troubles anxieux, s’accompagnant souvent d’une perte d’espoir pour leur futur et pour le futur du monde. Les tentatives de suicide ont été nombreuses. Depuis fin 2020, les urgences pédopsychiatriques ne désemplissent pas et les unités d’hospitalisation pédopsychiatriques sont pleines.
Les troubles dépressifs constituent-ils le problème le plus fréquent?
Les troubles dépressifs mais aussi les troubles anxieux. Parmi ces derniers, il peut y avoir la peur de sortir, d’entrer en contact avec les autres, la crainte de ce qu’il va se passer le lendemain. On voit également beaucoup de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) probablement renforcés par la peur d’être contaminé ou de contaminer les proches. J’ai vu de tout jeunes patients devenir anxieux au contact des autres, ne plus oser toucher d’objets ou demander à se laver les mains plusieurs fois par heure.
Ces troubles sont-ils nés avec la crise ou étaient-ils déjà présents?
Certaines
pathologies ont pu se déclarer de manière purement réactionnelle au contexte de la pandémie, mais les troubles psychiques surviennent aussi souvent chez des personnes ayant des vulnérabilités préexistantes. L’accumulation de facteurs de stress, et la pandémie en est un important, favorise l’émergence du trouble. D’une manière générale, plus l’enfant est équilibré et vit dans un contexte familial et social rassurant et non troublé, plus il est protégé des conséquences psychiques d’une telle crise.
Chez certains, les troubles sont venus immédiatement avec les premiers semi-confinements, l’absence d’école et de contacts avec les pairs… Pour d’autres, la crise pourrait-elle se répercuter plus tard?
Je n’ai pas de boule de cristal, mais je suis de nature optimiste. Je crois que nous avons tous une importante capacité de résilience pour rebondir après ce type de crise. Concernant les enfants, il faut toutefois être conscient qu’ils sont en phase de développement: une crise de plusieurs mois ou années n’a pas le même poids dans une vie lorsqu’on a 2, 10 ou 15 ans, que lorsqu’on a déjà vécu quarante ou cinquante ans.
Un des facteurs importants pour les répercussions futures
«J’ai vu de tout jeunes patients ne plus oser toucher d’objets ou demander à se laver les mains plusieurs fois par heure»
sera la durée de cette crise. Je pense que l’attitude actuelle et prochaine des adultes que nous sommes, des décideurs politiques joue un rôle très important pour la santé psychique des jeunes. Ils ont besoin de modèles, d’une dose de sécurité et d’optimisme pour avoir envie de rejoindre un monde des adultes qui les angoisse.
Pourquoi est-il difficile de déceler les troubles psychiques chez les enfants?
Les enfants et adolescents expriment rarement leur mal-être par des mots. Ils n’ont pas forcément conscience que «cela ne va pas», c’est donc leur corps ou leur comportement qui s’expriment pour eux. Chez les jeunes enfants, les signaux d’appel sont généralement peu spécifiques: troubles du sommeil, maux de ventre récurrents, pipi au lit, comportement régressif, changement de comportement, crises oppositionnelles plus fréquentes. Une fois à l’école, il faut être attentif lorsqu’un enfant commence à se démotiver, si ses notes chutent de manière inexpliquée, s’il s’isole de manière prolongée.
Les adolescents peuvent manifester leurs difficultés émotionnelles de nombreuses manières: se replier sur soi, fuir dans l’univers virtuel des jeux en ligne ou dans d’autres addictions, se rebeller excessivement, commettre des actes illicites ou dangereux.
Craignez-vous un rebond des troubles à la rentrée, après un semblant de vacances?
Cela peut être difficile pour les enfants qui ont pris du retard et n’ont pas pu se tenir à jour pendant l’année précédente. Ils peuvent se démotiver, avoir une estime d’eux-mêmes en baisse. Il sera important de bien soutenir ces jeunes au début pour éviter que ces difficultés ne constituent le terreau pour le développement d’un trouble psychique.
Cela dit, bien menée et encadrée, cette reprise peut au contraire constituer un facteur protecteur pour de nombreux jeunes, le signe d’un retour à une vie «presque normale» qui leur permettrait de reprendre le cours de leur développement psycho-émotionnel.