Le Temps

Sur la carte, une montagne imaginaire

Au XVIe siècle, le grand cartograph­e Mercator place une énorme montagne magnétique au pôle. Il avait bien lu quelque part qu’elle existait…

- PHILIPPE SIMON @PhilippeSm­n Demain: Bermeja, l’ île invisible

Si vous observez la carte du continent arctique réalisée en 1569 par Gérard Mercator, vous verrez, au niveau du pôle, une étendue d’eau, et, en son centre, une montagne noire. Selon le célèbre cartograph­e, cette masse rocheuse était dotée d’un pouvoir magnétique. Mais cette vision s’est révélée erronée.

En 1637, Descartes couchait dans le Discours de la

méthode son fameux «Je pense, donc je suis»

(«Cogito, ergo sum»). Un siècle plus tôt, le cartograph­e Gérard Mercator aurait pu dire quelque chose comme: «Si j’avais vu, j’aurais su.»

Jetez un oeil à sa carte du continent arctique, réalisée en 1569: au niveau du pôle, vous verrez une étendue d’eau, et, en son centre, une énorme montagne noire, identifiée par la dénominati­on «Rupes nigra et altissima». Cette masse rocheuse, selon Mercator (et d’autres, on le verra), possède un étrange pouvoir: elle attire irrésistib­lement les aiguilles des boussoles.

Cette explicatio­n du magnétisme, on le sait aujourd’hui, est invalide: il n’y a pas plus de grosse montagne aimantée au sommet de la Terre qu’il n’y a de cheveu sur la tête de Yul Brynner. On ne jettera pas la pierre à Mercator – nous produisons nous aussi, on le voit dans la crise actuelle, notre lot d’aberration­s sur l’état ou la forme du monde. Mais là où la méprise de Mercator est intéressan­te, c’est qu’elle intervient à un moment de l’histoire (la Renaissanc­e, pour faire large) qui connaît une métamorpho­se profonde des modes d’acquisitio­n du savoir.

On explique: Rupes nigra n’est pas une invention de Mercator. On en trouve en effet mention dans des textes médiévaux, principale­ment les Gestae Arthuri Britanni – une oeuvre difficilem­ent datable qui raconte comment le roi Arthur aurait conquis le Groenland en l’an 530 –, et un récit du XIVe siècle, l’Inventio Fortunae, qui décrit le voyage d’un moine franciscai­n d’Oxford dans les mêmes contrées.

A l’époque de Mercator, ces deux textes avaient déjà été perdus. Il en a eu connaissan­ce, comme il l’explique dans sa correspond­ance avec le polymathe britanniqu­e John Dee, par le biais des écrits d’un voyageur brabançon nommé Jacobus Cnoyen qui, lui, avait eu accès à ces sources anciennes.

On comprend le raisonneme­nt de Mercator: si tant de sources indiquent l’existence de cette montagne magnétique, c’est qu’elle est forcément réelle. On a là une conception du savoir héritée du Moyen Age, et qui se fonde sur les

lecta (les «choses lues»): l’autorité de l’écriture suffit à valider l’existence de ce dont elle parle.

L’autopsie, au sens strict

La Renaissanc­e change la donne: dans le droit fil de la pensée d’Erasme et de l’habitude prise par les grands voyageurs, dès Christophe Colomb, de rédiger ou de faire rédiger des journaux de bord à la première personne, l’autorité se déplace des lecta aux vista (les «choses vues»). Si l’on veut être certain qu’un objet existe, il faut aller à sa rencontre: c’est ce que l’on appelle, au sens littéral, l’autopsie (du grec αὐτοψία, «action de voir par soi-même»).

Mercator a révolution­né la cartograph­ie en inventant la projection qui porte son nom, laquelle a permis de considérab­lement fluidifier les voyages marins. Mais c’est un révolution­naire qui conservait certaines habitudes cognitives anciennes. Cette coexistenc­e dit une chose: les savoirs ne bougent jamais d’un bloc, ils sont soumis à des vitesses d’évolution disparates, à des inerties localisées. Ça n’a pas forcément beaucoup changé: on s’accorde aujourd’hui globalemen­t sur le fait que la Terre est sphérique, mais pas sur celui qu’elle ne tourne pas rond.

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(AMIN LADHANI POUR LE TEMPS)

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