Sur la carte, une montagne imaginaire
Au XVIe siècle, le grand cartographe Mercator place une énorme montagne magnétique au pôle. Il avait bien lu quelque part qu’elle existait…
Si vous observez la carte du continent arctique réalisée en 1569 par Gérard Mercator, vous verrez, au niveau du pôle, une étendue d’eau, et, en son centre, une montagne noire. Selon le célèbre cartographe, cette masse rocheuse était dotée d’un pouvoir magnétique. Mais cette vision s’est révélée erronée.
En 1637, Descartes couchait dans le Discours de la
méthode son fameux «Je pense, donc je suis»
(«Cogito, ergo sum»). Un siècle plus tôt, le cartographe Gérard Mercator aurait pu dire quelque chose comme: «Si j’avais vu, j’aurais su.»
Jetez un oeil à sa carte du continent arctique, réalisée en 1569: au niveau du pôle, vous verrez une étendue d’eau, et, en son centre, une énorme montagne noire, identifiée par la dénomination «Rupes nigra et altissima». Cette masse rocheuse, selon Mercator (et d’autres, on le verra), possède un étrange pouvoir: elle attire irrésistiblement les aiguilles des boussoles.
Cette explication du magnétisme, on le sait aujourd’hui, est invalide: il n’y a pas plus de grosse montagne aimantée au sommet de la Terre qu’il n’y a de cheveu sur la tête de Yul Brynner. On ne jettera pas la pierre à Mercator – nous produisons nous aussi, on le voit dans la crise actuelle, notre lot d’aberrations sur l’état ou la forme du monde. Mais là où la méprise de Mercator est intéressante, c’est qu’elle intervient à un moment de l’histoire (la Renaissance, pour faire large) qui connaît une métamorphose profonde des modes d’acquisition du savoir.
On explique: Rupes nigra n’est pas une invention de Mercator. On en trouve en effet mention dans des textes médiévaux, principalement les Gestae Arthuri Britanni – une oeuvre difficilement datable qui raconte comment le roi Arthur aurait conquis le Groenland en l’an 530 –, et un récit du XIVe siècle, l’Inventio Fortunae, qui décrit le voyage d’un moine franciscain d’Oxford dans les mêmes contrées.
A l’époque de Mercator, ces deux textes avaient déjà été perdus. Il en a eu connaissance, comme il l’explique dans sa correspondance avec le polymathe britannique John Dee, par le biais des écrits d’un voyageur brabançon nommé Jacobus Cnoyen qui, lui, avait eu accès à ces sources anciennes.
On comprend le raisonnement de Mercator: si tant de sources indiquent l’existence de cette montagne magnétique, c’est qu’elle est forcément réelle. On a là une conception du savoir héritée du Moyen Age, et qui se fonde sur les
lecta (les «choses lues»): l’autorité de l’écriture suffit à valider l’existence de ce dont elle parle.
L’autopsie, au sens strict
La Renaissance change la donne: dans le droit fil de la pensée d’Erasme et de l’habitude prise par les grands voyageurs, dès Christophe Colomb, de rédiger ou de faire rédiger des journaux de bord à la première personne, l’autorité se déplace des lecta aux vista (les «choses vues»). Si l’on veut être certain qu’un objet existe, il faut aller à sa rencontre: c’est ce que l’on appelle, au sens littéral, l’autopsie (du grec αὐτοψία, «action de voir par soi-même»).
Mercator a révolutionné la cartographie en inventant la projection qui porte son nom, laquelle a permis de considérablement fluidifier les voyages marins. Mais c’est un révolutionnaire qui conservait certaines habitudes cognitives anciennes. Cette coexistence dit une chose: les savoirs ne bougent jamais d’un bloc, ils sont soumis à des vitesses d’évolution disparates, à des inerties localisées. Ça n’a pas forcément beaucoup changé: on s’accorde aujourd’hui globalement sur le fait que la Terre est sphérique, mais pas sur celui qu’elle ne tourne pas rond.
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