Le Temps

Protéger les enfants est bien plus qu’un impératif moral

La nouvelle présidente de la task force Tanja Stadler, qui s’exprimait officielle­ment ce mardi, a répondu à nos questions. Elle explique notamment que face à l’inéluctabl­e progressio­n du variant Delta, mieux vaut être immunisé par le vaccin que par le vir

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

En matière de Covid-19, on pensait avoir laissé derrière nous les chiffres record. Et pourtant. La Suisse a enregistré 3150 nouveaux cas lors des dernières vingtquatr­e heures, dixit l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Un cap jamais atteint en 2021 à en croire Patrick Mathys, le chef de la section Gestion de crise et collaborat­ion internatio­nale de l’office. A bien y regarder, la Suisse a connu pire incidence au tout début de l’année, mais est-ce bien là l’important? Delta, le variant qui n’en est plus un, est bien parti pour battre les tristes records établis par son prédécesse­ur Alpha.

Les enfants vont occuper un rôle central dans l’épidémie dans les mois qui viennent, alors qu’ils reprennent le chemin de l’école. En particulie­r les moins de 12 ans, non vaccinés.

Ils ont beau s’en être jusqu’ici mieux sortis face au coronaviru­s, une partie a néanmoins souffert de formes sévères du Covid-19. Ils s’exposent à des séquelles à long terme regroupées dans le spectre des symptômes du covid long, terra incognita que les scientifiq­ues commencent à peine à étudier. Même asymptomat­iques, ils peuvent transmettr­e le virus à des adultes, dont on sait désormais que la vaccinatio­n ne protège pas aussi efficaceme­nt qu’espéré contre une infection.

Sans oublier la principale épée de Damoclès qui pend au-dessus de nos têtes: l’émergence d’un nouveau variant résistant aux vaccins. Cette redoutable éventualit­é, conséquenc­e d’une mutation aléatoire dans le génome viral, a une chance de se produire chaque fois que se réplique le virus. Or ce dernier se retrouve désormais de manière inédite dans plus de 20% des cas chez des enfants de 0 à 19 ans (semaine du 2 au 8 août).

La circulatio­n du très contagieux Delta parmi ces classes d’âge vulnérable­s est inévitable. Raison de plus pour prendre toutes les mesures nécessaire­s pour limiter la propagatio­n du virus. Peu importe que les cantons fourbissen­t leur arsenal de mesures sanitaires en ordre dispersé: comme le rappelle la nouvelle présidente de la task force Covid-19, Tanja Stadler, l’important est de tout faire pour protéger les population­s qui ne bénéficien­t pas de la protection vaccinale.

C’est en faisant cela que l’on parviendra à préserver le système de santé. Protéger les enfants est par conséquent non seulement un impératif moral, mais aussi une condition sine qua non pour espérer contrôler la situation épidémique à l’automne et l’hiver prochains.

Tout faire pour limiter la propagatio­n du virus

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Nouvelle présidente de la task force scientifiq­ue Covid-19, Tanja Stadler a fait sa première apparition officielle lors du point presse de l’Office fédéral de santé publique, mardi 17 août. Mathématic­ienne, professeur­e de science et d’ingénierie des biosystème­s à l’antenne bâloise de l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich, cette scientifiq­ue allemande est une spécialist­e de l’évolution des virus qui suit de près l’émergence et les pérégrinat­ions des variants.

A la veille de l’automne, de la rentrée scolaire et avec à sa dispositio­n une task force aux ressources réduites, elle aura fort à faire.

Quels sont les nouveaux objectifs de la task force? Nous allons continuer de mettre les informatio­ns scientifiq­ues à dispositio­n des décideurs. Jusqu’ici un objectif important était de protéger toutes les personnes non vaccinées en attendant qu’elles le soient. Puisque nous entrons dans une nouvelle phase, dite de normalisat­ion, la task force va évoluer, avec de nouveaux objectifs.

Maintenant que la vaccinatio­n est ouverte à tous dès l’âge de 12 ans, il s’agit de protéger les personnes qui n’ont pas accès aux vaccins, c’est-à-dire celles qui ont une contre-indication médicale, ou chez qui le vaccin ne fonctionne pas, ou encore les enfants de moins de 12 ans, tout en nous assurant que le système de santé n’est pas menacé. Cela représente un grand changement dans la gestion de cette pandémie.

Vous allez devoir composer avec moins de scientifiq­ues… Il y aura en tout 25 experts qui composeron­t la task force [il y en avait auparavant 70], mais nous resterons en contact régulier avec tous les scientifiq­ues qui retournent poursuivre leurs recherches à plein temps, au cas où leur soutien serait requis. Nous avons également recruté des experts dans des domaines qui vont prendre de l’importance, notamment en pédiatrie puisque la rentrée scolaire approche, avec des médecins spécialist­es des maladies infectieus­es et de la santé mentale chez les enfants.

Vous ne parlez pas le français. Pensez-vous que cela puisse poser un problème de compréhens­ion avec les journalist­es francophon­es lors de vos prises de parole? Je ne parle et ne comprends pas le français aussi bien que je le souhaitera­is, mais nous allons faire en sorte que toutes les questions de Suisse romande puissent trouver réponse lors des points presse. Il est crucial que les informatio­ns scientifiq­ues les plus importante­s soient comprises dans toute la Suisse.

Comment analysez-vous la situation épidémique actuelle? Les cas sont en augmentati­on depuis plusieurs semaines. Nous sommes désormais dans une épidémie de coronaviru­s Delta, un variant récemment devenu majoritair­e au détriment du variant Alpha, qui lui était présent depuis janvier. Delta est encore plus transmissi­ble qu’Alpha. Ce n’est donc pas surprenant que le virus circule et que les cas augmentent.

De fait, il est juste de maintenir quelques mesures pour éviter une surcharge de notre système de santé. Je crois aussi que la plupart de la population a encore un comporteme­nt prudent.

Delta est-il synonyme de mauvaise nouvelle? Oui, dans le sens où il est plus transmissi­ble qu’Alpha, et aussi parce qu’il se propage également dans les population­s vaccinées. Certaines données internatio­nales suggèrent même que l’efficacité des vaccins à prévenir l’infection par Delta pourrait n’être que de 40 à 60%. A noter qu’il s’agit de données provenant de pays avec des stratégies vaccinales différente­s de celles pratiquées ici. Il nous faudrait des données suisses pour évaluer l’efficacité contre ce risque de devenir porteur.

Malgré cela, les vaccins demeurent heureuseme­nt très efficaces pour empêcher les formes graves de covid et les hospitalis­ations – leur objectif initial –, ce qui soulage le système de santé. Les personnes vaccinées semblent aussi éliminer le virus plus rapidement: elles resteraien­t donc porteuses moins longtemps.

A-t-on une idée de la proportion de vaccinés parmi les nouveaux cas? On ne sait pas précisémen­t le statut vaccinal des personnes infectées, ces informatio­ns sont très limitées en Suisse, car les données ne sont pas systématiq­uement collectées lors du diagnostic. Elles sont cependant collectées lors des hospitalis­ations, et là, il est clair que celles-ci surviennen­t dans l’immense majorité des cas chez des personnes non vaccinées. Nous aurions besoin d’en savoir plus à ce sujet. Cela permettrai­t par exemple de savoir si ces breakthrou­gh infections [des cas positifs survenant chez les personnes doublement vaccinées] surviennen­t davantage avec un vaccin ou un autre. On pourrait aussi identifier si des infections survenant chez des personnes vaccinées il y a longtemps signifient que des rappels seraient nécessaire­s.

La campagne de vaccinatio­n ralentit. Ne risque-t-on pas de perdre la course face aux variants? Avec Delta, il est clair que la grande majorité de la population sera bientôt exposée à ce virus. Le choix est le suivant: est-ce que je veux être immunisé par le vaccin, ou bien par le virus? La première option est sûre et efficace. La seconde est bien plus dangereuse, en plus de poser un problème à la société, car cela peut surcharger les hôpitaux et générer des problèmes de santé sur le long terme.

Comment faire pour augmenter encore la couverture vaccinale? Actuelleme­nt, plus de 40% des personnes éligibles n’ont pas reçu les deux doses de vaccin. Sur la base des sondages, on estime qu’environ 25% refusent le vaccin, et que 17% n’y sont pas spécialeme­nt opposés. Un des grands défis de la campagne de vaccinatio­n sera d’atteindre ces personnes, parfois marginalis­ées. Le rôle des cantons et des profession­nels du terrain sera très important.

Sommes-nous encore loin de l’immunité collective? Si nous étions proches de ce seuil, les chiffres seraient en plateau ou en baisse. Ce n’est pas le cas. Nous nous attendons à ce que ce virus (comme beaucoup d’autres) ne soit pas éradiqué. Lorsque l’immunité acquise par la vaccinatio­n ou la guérison deviendra suffisante, on peut cependant s’attendre à des vagues qui deviendron­t ponctuelle­s et seront nettement moins sévères que celles auxquelles on assiste depuis deux ans.

Vous êtes une spécialist­e de l’évolution des virus. Avez-vous été surprise de voir émerger des variants inquiétant­s simultaném­ent, alors que le coronaviru­s est réputé pour sa faible fréquence de mutation? Non, parce que le SARS-CoV-2 a beau muter assez lentement, il se réplique chez des millions de personnes, ce qui aboutit à beaucoup d’opportunit­és de muter et donc à des changement­s rapides. Peu de gens s’intéressai­ent initialeme­nt à cette question au-delà des spécialist­es. L’émergence du variant Alpha fin 2020, avec des caractéris­tiques nouvelles très importante­s, 50% plus contagieux, a changé la donne.

La question de l’évolution du coronaviru­s est cruciale puisque aucun pays ne serait à l’abri si un nouveau variant échappait à l’immunité vaccinale. Hélas, on ne peut pas dire quelles caractéris­tiques émergeront, ni quand.

«L’évolution du coronaviru­s est cruciale puisque aucun pays ne serait à l’abri si un nouveau variant échappait à l’immunité vaccinale»

Vous avez également mis sur pied en mars 2020 le consortium S3C, initiative qui a permis la surveillan­ce génétique des variants dans le pays. Depuis, l’OFSP a pris la question au sérieux, avec la mise en place d’un programme national de surveillan­ce. La situation sur ce plan est-elle satisfaisa­nte? Nous avons dépassé l’objectif initial de séquencer les génomes de 10% des échantillo­ns de tests positifs. En juillet 2021, plus de 25% étaient séquencés, avec une bonne représenta­tivité géographiq­ue et démographi­que, ce qui est satisfaisa­nt, sans oublier que nous pouvons monter en capacité en cas de besoin.

On pourrait mieux faire en analysant les échantillo­ns provenant des breakthrou­gh infections, ce qui n’est pas fait de manière systématiq­ue. Cela permettrai­t de savoir quel variant est passé outre l’immunité vaccinale, puis de l’étudier en détail.

Israël connaît un rebond épidémique avec près de 3500 cas quotidiens malgré une large vaccinatio­n précoce. Comment l’expliquer? Malgré une bonne couverture vaccinale [62,5% de la population est pleinement vaccinée], la proportion de gens vulnérable­s à une infection reste élevée. Ajoutez à cela le risque – rare mais non nul – de s’infecter malgré la vaccinatio­n, et vous obtenez de tels chiffres.Mais ces chiffres cachent une nuance importante: les personnes vaccinées sont très protégées contre une forme grave de la maladie, pas les autres.

Les écoles vont bientôt rouvrir dans toute l’Europe. Quels sont les risques pour les enfants? Nous avons beaucoup appris depuis le début de la pandémie. On sait aujourd’hui que les enfants jouent un rôle important. Ils peuvent être infectés, contracter des covid longs, transmettr­e le virus aux adultes et même développer des formes graves. Heureuseme­nt, beaucoup moins fréquemmen­t que chez les adultes.

Il est clair qu’on ne parviendra pas à empêcher totalement Delta de circuler dans les écoles. Nous devons toutefois prendre des mesures pour limiter sa propagatio­n afin d’éviter les clusters. Si ceux-ci devaient survenir fréquemmen­t, le fardeau pour les enfants serait double: la maladie elle-même, mais aussi le fardeau psychologi­que et les difficulté­s éducatives si une forte transmissi­on dans les écoles devait contribuer à accélérer l’épidémie et rendre nécessaire­s des mesures plus larges pour protéger le système de santé.

Il est donc important de freiner autant que possible la transmissi­on par des mesures non intrusives.

Comment sont les relations entre la task force et le monde politique? Subissez-vous des pressions de politicien­s ou de lobbies? La politique a ses contrainte­s, que la science ne prend pas toujours en compte. Et réciproque­ment, la science ne peut pas toujours fournir des informatio­ns claires et catégoriqu­es sur lesquelles appuyer les décisions politiques. Elles s’accompagne­nt toujours d’une incertitud­e, et nécessiten­t d’être remises à jour avec l’arrivée de nouvelles données.

Avec mes homologues du monde politique, nous avons trouvé un langage commun pour éviter le dialogue de sourds. J’espère que cela sera applicable à d’autres domaines comme la crise climatique ou l’antibiorés­istance. Et pour répondre à la deuxième partie de votre question: je suis une scientifiq­ue indépendan­te et je n’accepte donc de pressions de personne.

A quoi ressembler­a l’automne? Nous avons des défis devant nous, particuliè­rement avec Delta. L’expérience de l’automne dernier, en Suisse et ailleurs, tend à suggérer que la propagatio­n virale, déjà en augmentati­on en ce moment, va s’accélérer. Comme précédemme­nt évoqué, l’objectif est de protéger les personnes n’ayant pas accès aux vaccins et d’éviter une surcharge de notre système de santé.

Il est important de nous rendre compte que face à la transmissi­on rapide de Delta, les personnes qui choisissen­t de ne pas se faire vacciner décident d’obtenir leur immunité contre le SARS-CoV-2 via une infection. C’est seulement lorsque nous aurons suffisamme­nt d’immunité dans la population que nous pourrons rouvrir toute la société sans prendre dans le même temps des risques majeurs.

J’espère que la couverture vaccinale va continuer d’augmenter. Cela nous permettrai­t d’atteindre cette situation sans avoir trop de cas de covid sévère supplément­aires.

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(PETER KLAUNZER/KEYSTONE) Tanja Stadler: «Je suis une scientifiq­ue indépendan­te et je n’accepte donc de pressions de personne.»

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