Protéger les enfants est bien plus qu’un impératif moral
La nouvelle présidente de la task force Tanja Stadler, qui s’exprimait officiellement ce mardi, a répondu à nos questions. Elle explique notamment que face à l’inéluctable progression du variant Delta, mieux vaut être immunisé par le vaccin que par le vir
En matière de Covid-19, on pensait avoir laissé derrière nous les chiffres record. Et pourtant. La Suisse a enregistré 3150 nouveaux cas lors des dernières vingtquatre heures, dixit l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Un cap jamais atteint en 2021 à en croire Patrick Mathys, le chef de la section Gestion de crise et collaboration internationale de l’office. A bien y regarder, la Suisse a connu pire incidence au tout début de l’année, mais est-ce bien là l’important? Delta, le variant qui n’en est plus un, est bien parti pour battre les tristes records établis par son prédécesseur Alpha.
Les enfants vont occuper un rôle central dans l’épidémie dans les mois qui viennent, alors qu’ils reprennent le chemin de l’école. En particulier les moins de 12 ans, non vaccinés.
Ils ont beau s’en être jusqu’ici mieux sortis face au coronavirus, une partie a néanmoins souffert de formes sévères du Covid-19. Ils s’exposent à des séquelles à long terme regroupées dans le spectre des symptômes du covid long, terra incognita que les scientifiques commencent à peine à étudier. Même asymptomatiques, ils peuvent transmettre le virus à des adultes, dont on sait désormais que la vaccination ne protège pas aussi efficacement qu’espéré contre une infection.
Sans oublier la principale épée de Damoclès qui pend au-dessus de nos têtes: l’émergence d’un nouveau variant résistant aux vaccins. Cette redoutable éventualité, conséquence d’une mutation aléatoire dans le génome viral, a une chance de se produire chaque fois que se réplique le virus. Or ce dernier se retrouve désormais de manière inédite dans plus de 20% des cas chez des enfants de 0 à 19 ans (semaine du 2 au 8 août).
La circulation du très contagieux Delta parmi ces classes d’âge vulnérables est inévitable. Raison de plus pour prendre toutes les mesures nécessaires pour limiter la propagation du virus. Peu importe que les cantons fourbissent leur arsenal de mesures sanitaires en ordre dispersé: comme le rappelle la nouvelle présidente de la task force Covid-19, Tanja Stadler, l’important est de tout faire pour protéger les populations qui ne bénéficient pas de la protection vaccinale.
C’est en faisant cela que l’on parviendra à préserver le système de santé. Protéger les enfants est par conséquent non seulement un impératif moral, mais aussi une condition sine qua non pour espérer contrôler la situation épidémique à l’automne et l’hiver prochains.
Tout faire pour limiter la propagation du virus
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Nouvelle présidente de la task force scientifique Covid-19, Tanja Stadler a fait sa première apparition officielle lors du point presse de l’Office fédéral de santé publique, mardi 17 août. Mathématicienne, professeure de science et d’ingénierie des biosystèmes à l’antenne bâloise de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, cette scientifique allemande est une spécialiste de l’évolution des virus qui suit de près l’émergence et les pérégrinations des variants.
A la veille de l’automne, de la rentrée scolaire et avec à sa disposition une task force aux ressources réduites, elle aura fort à faire.
Quels sont les nouveaux objectifs de la task force? Nous allons continuer de mettre les informations scientifiques à disposition des décideurs. Jusqu’ici un objectif important était de protéger toutes les personnes non vaccinées en attendant qu’elles le soient. Puisque nous entrons dans une nouvelle phase, dite de normalisation, la task force va évoluer, avec de nouveaux objectifs.
Maintenant que la vaccination est ouverte à tous dès l’âge de 12 ans, il s’agit de protéger les personnes qui n’ont pas accès aux vaccins, c’est-à-dire celles qui ont une contre-indication médicale, ou chez qui le vaccin ne fonctionne pas, ou encore les enfants de moins de 12 ans, tout en nous assurant que le système de santé n’est pas menacé. Cela représente un grand changement dans la gestion de cette pandémie.
Vous allez devoir composer avec moins de scientifiques… Il y aura en tout 25 experts qui composeront la task force [il y en avait auparavant 70], mais nous resterons en contact régulier avec tous les scientifiques qui retournent poursuivre leurs recherches à plein temps, au cas où leur soutien serait requis. Nous avons également recruté des experts dans des domaines qui vont prendre de l’importance, notamment en pédiatrie puisque la rentrée scolaire approche, avec des médecins spécialistes des maladies infectieuses et de la santé mentale chez les enfants.
Vous ne parlez pas le français. Pensez-vous que cela puisse poser un problème de compréhension avec les journalistes francophones lors de vos prises de parole? Je ne parle et ne comprends pas le français aussi bien que je le souhaiterais, mais nous allons faire en sorte que toutes les questions de Suisse romande puissent trouver réponse lors des points presse. Il est crucial que les informations scientifiques les plus importantes soient comprises dans toute la Suisse.
Comment analysez-vous la situation épidémique actuelle? Les cas sont en augmentation depuis plusieurs semaines. Nous sommes désormais dans une épidémie de coronavirus Delta, un variant récemment devenu majoritaire au détriment du variant Alpha, qui lui était présent depuis janvier. Delta est encore plus transmissible qu’Alpha. Ce n’est donc pas surprenant que le virus circule et que les cas augmentent.
De fait, il est juste de maintenir quelques mesures pour éviter une surcharge de notre système de santé. Je crois aussi que la plupart de la population a encore un comportement prudent.
Delta est-il synonyme de mauvaise nouvelle? Oui, dans le sens où il est plus transmissible qu’Alpha, et aussi parce qu’il se propage également dans les populations vaccinées. Certaines données internationales suggèrent même que l’efficacité des vaccins à prévenir l’infection par Delta pourrait n’être que de 40 à 60%. A noter qu’il s’agit de données provenant de pays avec des stratégies vaccinales différentes de celles pratiquées ici. Il nous faudrait des données suisses pour évaluer l’efficacité contre ce risque de devenir porteur.
Malgré cela, les vaccins demeurent heureusement très efficaces pour empêcher les formes graves de covid et les hospitalisations – leur objectif initial –, ce qui soulage le système de santé. Les personnes vaccinées semblent aussi éliminer le virus plus rapidement: elles resteraient donc porteuses moins longtemps.
A-t-on une idée de la proportion de vaccinés parmi les nouveaux cas? On ne sait pas précisément le statut vaccinal des personnes infectées, ces informations sont très limitées en Suisse, car les données ne sont pas systématiquement collectées lors du diagnostic. Elles sont cependant collectées lors des hospitalisations, et là, il est clair que celles-ci surviennent dans l’immense majorité des cas chez des personnes non vaccinées. Nous aurions besoin d’en savoir plus à ce sujet. Cela permettrait par exemple de savoir si ces breakthrough infections [des cas positifs survenant chez les personnes doublement vaccinées] surviennent davantage avec un vaccin ou un autre. On pourrait aussi identifier si des infections survenant chez des personnes vaccinées il y a longtemps signifient que des rappels seraient nécessaires.
La campagne de vaccination ralentit. Ne risque-t-on pas de perdre la course face aux variants? Avec Delta, il est clair que la grande majorité de la population sera bientôt exposée à ce virus. Le choix est le suivant: est-ce que je veux être immunisé par le vaccin, ou bien par le virus? La première option est sûre et efficace. La seconde est bien plus dangereuse, en plus de poser un problème à la société, car cela peut surcharger les hôpitaux et générer des problèmes de santé sur le long terme.
Comment faire pour augmenter encore la couverture vaccinale? Actuellement, plus de 40% des personnes éligibles n’ont pas reçu les deux doses de vaccin. Sur la base des sondages, on estime qu’environ 25% refusent le vaccin, et que 17% n’y sont pas spécialement opposés. Un des grands défis de la campagne de vaccination sera d’atteindre ces personnes, parfois marginalisées. Le rôle des cantons et des professionnels du terrain sera très important.
Sommes-nous encore loin de l’immunité collective? Si nous étions proches de ce seuil, les chiffres seraient en plateau ou en baisse. Ce n’est pas le cas. Nous nous attendons à ce que ce virus (comme beaucoup d’autres) ne soit pas éradiqué. Lorsque l’immunité acquise par la vaccination ou la guérison deviendra suffisante, on peut cependant s’attendre à des vagues qui deviendront ponctuelles et seront nettement moins sévères que celles auxquelles on assiste depuis deux ans.
Vous êtes une spécialiste de l’évolution des virus. Avez-vous été surprise de voir émerger des variants inquiétants simultanément, alors que le coronavirus est réputé pour sa faible fréquence de mutation? Non, parce que le SARS-CoV-2 a beau muter assez lentement, il se réplique chez des millions de personnes, ce qui aboutit à beaucoup d’opportunités de muter et donc à des changements rapides. Peu de gens s’intéressaient initialement à cette question au-delà des spécialistes. L’émergence du variant Alpha fin 2020, avec des caractéristiques nouvelles très importantes, 50% plus contagieux, a changé la donne.
La question de l’évolution du coronavirus est cruciale puisque aucun pays ne serait à l’abri si un nouveau variant échappait à l’immunité vaccinale. Hélas, on ne peut pas dire quelles caractéristiques émergeront, ni quand.
«L’évolution du coronavirus est cruciale puisque aucun pays ne serait à l’abri si un nouveau variant échappait à l’immunité vaccinale»
Vous avez également mis sur pied en mars 2020 le consortium S3C, initiative qui a permis la surveillance génétique des variants dans le pays. Depuis, l’OFSP a pris la question au sérieux, avec la mise en place d’un programme national de surveillance. La situation sur ce plan est-elle satisfaisante? Nous avons dépassé l’objectif initial de séquencer les génomes de 10% des échantillons de tests positifs. En juillet 2021, plus de 25% étaient séquencés, avec une bonne représentativité géographique et démographique, ce qui est satisfaisant, sans oublier que nous pouvons monter en capacité en cas de besoin.
On pourrait mieux faire en analysant les échantillons provenant des breakthrough infections, ce qui n’est pas fait de manière systématique. Cela permettrait de savoir quel variant est passé outre l’immunité vaccinale, puis de l’étudier en détail.
Israël connaît un rebond épidémique avec près de 3500 cas quotidiens malgré une large vaccination précoce. Comment l’expliquer? Malgré une bonne couverture vaccinale [62,5% de la population est pleinement vaccinée], la proportion de gens vulnérables à une infection reste élevée. Ajoutez à cela le risque – rare mais non nul – de s’infecter malgré la vaccination, et vous obtenez de tels chiffres.Mais ces chiffres cachent une nuance importante: les personnes vaccinées sont très protégées contre une forme grave de la maladie, pas les autres.
Les écoles vont bientôt rouvrir dans toute l’Europe. Quels sont les risques pour les enfants? Nous avons beaucoup appris depuis le début de la pandémie. On sait aujourd’hui que les enfants jouent un rôle important. Ils peuvent être infectés, contracter des covid longs, transmettre le virus aux adultes et même développer des formes graves. Heureusement, beaucoup moins fréquemment que chez les adultes.
Il est clair qu’on ne parviendra pas à empêcher totalement Delta de circuler dans les écoles. Nous devons toutefois prendre des mesures pour limiter sa propagation afin d’éviter les clusters. Si ceux-ci devaient survenir fréquemment, le fardeau pour les enfants serait double: la maladie elle-même, mais aussi le fardeau psychologique et les difficultés éducatives si une forte transmission dans les écoles devait contribuer à accélérer l’épidémie et rendre nécessaires des mesures plus larges pour protéger le système de santé.
Il est donc important de freiner autant que possible la transmission par des mesures non intrusives.
Comment sont les relations entre la task force et le monde politique? Subissez-vous des pressions de politiciens ou de lobbies? La politique a ses contraintes, que la science ne prend pas toujours en compte. Et réciproquement, la science ne peut pas toujours fournir des informations claires et catégoriques sur lesquelles appuyer les décisions politiques. Elles s’accompagnent toujours d’une incertitude, et nécessitent d’être remises à jour avec l’arrivée de nouvelles données.
Avec mes homologues du monde politique, nous avons trouvé un langage commun pour éviter le dialogue de sourds. J’espère que cela sera applicable à d’autres domaines comme la crise climatique ou l’antibiorésistance. Et pour répondre à la deuxième partie de votre question: je suis une scientifique indépendante et je n’accepte donc de pressions de personne.
A quoi ressemblera l’automne? Nous avons des défis devant nous, particulièrement avec Delta. L’expérience de l’automne dernier, en Suisse et ailleurs, tend à suggérer que la propagation virale, déjà en augmentation en ce moment, va s’accélérer. Comme précédemment évoqué, l’objectif est de protéger les personnes n’ayant pas accès aux vaccins et d’éviter une surcharge de notre système de santé.
Il est important de nous rendre compte que face à la transmission rapide de Delta, les personnes qui choisissent de ne pas se faire vacciner décident d’obtenir leur immunité contre le SARS-CoV-2 via une infection. C’est seulement lorsque nous aurons suffisamment d’immunité dans la population que nous pourrons rouvrir toute la société sans prendre dans le même temps des risques majeurs.
J’espère que la couverture vaccinale va continuer d’augmenter. Cela nous permettrait d’atteindre cette situation sans avoir trop de cas de covid sévère supplémentaires.
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