Le Pakistan au risque d’un violent contrecoup
A l’image du premier ministre Imran Khan, les dirigeants pakistanais saluent la victoire des talibans. Mais ils craignent aussi que le groupe leur échappe
Un triomphe? Ou une source inépuisable de problèmes à venir? Le Pakistan a joué un rôle clé dans le succès des talibans afghans, dès leur émergence dans les années 1990, dans les écoles coraniques pakistanaises. Depuis lors, ce soutien ne s’est jamais réellement interrompu, malgré des dénégations de façade. Mais pour Islamabad, aujourd’hui, la victoire de ses protégés afghans est à double tranchant. En s’emparant du pouvoir à Kaboul, rien ne prouve que les talibans auront encore besoin de leur parrain. Et l’expansion de leur idéologie radicale pourrait rapidement venir menacer le Pakistan.
Deux déclarations officielles pakistanaises viennent de confirmer cette dualité. D’un côté, le premier ministre, Imran Khan, qui, dans un étonnant accès de franchise, se félicitait du départ des Américains d’Afghanistan et de l’arrivée des talibans: «Les Afghans ont brisé les chaînes de l’esclavage», affirmait-il lundi. Autre son de cloche, le lendemain, de la part d’un ministre de l’Intérieur pakistanais, Rashid Ahmed, bien plus préoccupé: «Nous avons prévenu les talibans, expliquait-il. Nous espérons que l’Afghanistan n’autorisera pas que son territoire soit utilisé contre le Pakistan.»
Les talibans ont profité de leur marche triomphale vers Kaboul pour vider quelques prisons. Or, au-delà de la libération de leurs camarades, ils ont aussi laissé s’évanouir dans la nature des anciens dirigeants du mouvement Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), ces «talibans pakistanais» qui sont en guerre ouverte contre les autorités d’Islamabad et ont provoqué des milliers de morts au Pakistan.
Au fil des ans, les responsables pakistanais ont justifié le soutien apporté aux talibans par le fait qu’ils constituaient un mouvement issu de la réalité de l’Afghanistan, qui ne pouvait être ignoré. Mais s’y ajoute surtout l’inimitié atavique à l’endroit de l’Inde, soupçonnée de vouloir utiliser l’Afghanistan pour «encercler» le Pakistan et accusée de soutenir des insurrections armées (au Balouchistan et dans les régions pachtounes pakistanaises). En faisant le calcul d’un soutien aux islamistes pachtounes afghans, le Pakistan espère ainsi, depuis des décennies, s’offrir une «profondeur stratégique» qui le mettrait à l’abri de ses ennemis.
«Le double jeu»pakistanais
Ce calcul a résisté à la colère de l’Amérique, partie en guerre en Afghanistan contre Al-Qaida et les talibans. Tandis qu’Islamabad participait à «la guerre contre la terreur» aux côtés de Washington, il continuait d’offrir aux talibans afghans des bases arrière au Pakistan, pour y entraîner leurs combattants, y soigner leurs blessés et approvisionner à l’occasion leurs réserves de guerre.
Voilà des années que les Etats-Unis dénoncent ainsi ce qu’ils qualifient comme «le double jeu» pakistanais, dans ce pays où fut finalement déniché, et tué, Oussama ben Laden, en
«Nous espérons que l’Afghanistan n’autorisera pas que son territoire soit utilisé contre notre pays» RASHID AHMED, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR PAKISTANAIS
mai 2011. Cela n’a pas empêché le Pakistan de jouer aussi un rôle central à l’heure de rapprocher les Etats-Unis des talibans, rendant possible l’accord au Qatar, en février 2020, qui sonna le départ des troupes américaines d’Afghanistan. Pour les militaires pakistanais, le départ du président afghan Ashraf Ghani est d’autant plus bienvenu qu’il était, à leurs yeux, aligné sur les positions de l’Inde (et des Etats-Unis) au détriment des intérêts pakistanais.
Fuyant les innombrables guerres qui ont ensanglanté le pays, quelque 1,4 million de réfugiés afghans sont enregistrés au Pakistan. Mais leur nombre réel serait proche du double, amenant souvent à des tensions. Officiellement accueillis à bras ouverts en raison de la solidarité musulmane, ces réfugiés afghans subissent d’innombrables restrictions, notamment en termes de droit à l’éducation ou d’accès à la propriété, provoquant souvent d’importantes tensions. «Le Pakistan a terminé 97 à 98% de sa barrière le long de la frontière afghane», expliquait mardi le même Rashid Ahmed. «Et nos troupes sont en place à tous les postes-frontières», complétait le ministre de l’Intérieur, comme pour rassurer tous ceux qui prévoient un nouvel exode d’Afghans.
Le scénario cauchemar
Reste la préoccupation centrale pour le Pakistan. Alors qu’ils sont déjà courtisés par les pays de la région (l’Iran, la Russie, la Chine, les monarchies du Golfe…), les talibans rendront-ils au Pakistan la monnaie de sa pièce en se pliant à ses intérêts? Husain Haqqani, un ancien ambassadeur pakistanais, résumait ainsi le dilemme: «Les talibans auront moins de motifs de déférer au Pakistan, et les Américains ne se réconcilieront pas avec ce groupe avant longtemps. Le scénario de cauchemar pour le Pakistan serait d’être pris entre des talibans incontrôlables et des demandes internationales irréalisables de régner sur eux.»
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