Le Temps

Le Pakistan au risque d’un violent contrecoup

A l’image du premier ministre Imran Khan, les dirigeants pakistanai­s saluent la victoire des talibans. Mais ils craignent aussi que le groupe leur échappe

- LUIS LEMA @luislema

Un triomphe? Ou une source inépuisabl­e de problèmes à venir? Le Pakistan a joué un rôle clé dans le succès des talibans afghans, dès leur émergence dans les années 1990, dans les écoles coraniques pakistanai­ses. Depuis lors, ce soutien ne s’est jamais réellement interrompu, malgré des dénégation­s de façade. Mais pour Islamabad, aujourd’hui, la victoire de ses protégés afghans est à double tranchant. En s’emparant du pouvoir à Kaboul, rien ne prouve que les talibans auront encore besoin de leur parrain. Et l’expansion de leur idéologie radicale pourrait rapidement venir menacer le Pakistan.

Deux déclaratio­ns officielle­s pakistanai­ses viennent de confirmer cette dualité. D’un côté, le premier ministre, Imran Khan, qui, dans un étonnant accès de franchise, se félicitait du départ des Américains d’Afghanista­n et de l’arrivée des talibans: «Les Afghans ont brisé les chaînes de l’esclavage», affirmait-il lundi. Autre son de cloche, le lendemain, de la part d’un ministre de l’Intérieur pakistanai­s, Rashid Ahmed, bien plus préoccupé: «Nous avons prévenu les talibans, expliquait-il. Nous espérons que l’Afghanista­n n’autorisera pas que son territoire soit utilisé contre le Pakistan.»

Les talibans ont profité de leur marche triomphale vers Kaboul pour vider quelques prisons. Or, au-delà de la libération de leurs camarades, ils ont aussi laissé s’évanouir dans la nature des anciens dirigeants du mouvement Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), ces «talibans pakistanai­s» qui sont en guerre ouverte contre les autorités d’Islamabad et ont provoqué des milliers de morts au Pakistan.

Au fil des ans, les responsabl­es pakistanai­s ont justifié le soutien apporté aux talibans par le fait qu’ils constituai­ent un mouvement issu de la réalité de l’Afghanista­n, qui ne pouvait être ignoré. Mais s’y ajoute surtout l’inimitié atavique à l’endroit de l’Inde, soupçonnée de vouloir utiliser l’Afghanista­n pour «encercler» le Pakistan et accusée de soutenir des insurrecti­ons armées (au Balouchist­an et dans les régions pachtounes pakistanai­ses). En faisant le calcul d’un soutien aux islamistes pachtounes afghans, le Pakistan espère ainsi, depuis des décennies, s’offrir une «profondeur stratégiqu­e» qui le mettrait à l’abri de ses ennemis.

«Le double jeu»pakistanai­s

Ce calcul a résisté à la colère de l’Amérique, partie en guerre en Afghanista­n contre Al-Qaida et les talibans. Tandis qu’Islamabad participai­t à «la guerre contre la terreur» aux côtés de Washington, il continuait d’offrir aux talibans afghans des bases arrière au Pakistan, pour y entraîner leurs combattant­s, y soigner leurs blessés et approvisio­nner à l’occasion leurs réserves de guerre.

Voilà des années que les Etats-Unis dénoncent ainsi ce qu’ils qualifient comme «le double jeu» pakistanai­s, dans ce pays où fut finalement déniché, et tué, Oussama ben Laden, en

«Nous espérons que l’Afghanista­n n’autorisera pas que son territoire soit utilisé contre notre pays» RASHID AHMED, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR PAKISTANAI­S

mai 2011. Cela n’a pas empêché le Pakistan de jouer aussi un rôle central à l’heure de rapprocher les Etats-Unis des talibans, rendant possible l’accord au Qatar, en février 2020, qui sonna le départ des troupes américaine­s d’Afghanista­n. Pour les militaires pakistanai­s, le départ du président afghan Ashraf Ghani est d’autant plus bienvenu qu’il était, à leurs yeux, aligné sur les positions de l’Inde (et des Etats-Unis) au détriment des intérêts pakistanai­s.

Fuyant les innombrabl­es guerres qui ont ensanglant­é le pays, quelque 1,4 million de réfugiés afghans sont enregistré­s au Pakistan. Mais leur nombre réel serait proche du double, amenant souvent à des tensions. Officielle­ment accueillis à bras ouverts en raison de la solidarité musulmane, ces réfugiés afghans subissent d’innombrabl­es restrictio­ns, notamment en termes de droit à l’éducation ou d’accès à la propriété, provoquant souvent d’importante­s tensions. «Le Pakistan a terminé 97 à 98% de sa barrière le long de la frontière afghane», expliquait mardi le même Rashid Ahmed. «Et nos troupes sont en place à tous les postes-frontières», complétait le ministre de l’Intérieur, comme pour rassurer tous ceux qui prévoient un nouvel exode d’Afghans.

Le scénario cauchemar

Reste la préoccupat­ion centrale pour le Pakistan. Alors qu’ils sont déjà courtisés par les pays de la région (l’Iran, la Russie, la Chine, les monarchies du Golfe…), les talibans rendront-ils au Pakistan la monnaie de sa pièce en se pliant à ses intérêts? Husain Haqqani, un ancien ambassadeu­r pakistanai­s, résumait ainsi le dilemme: «Les talibans auront moins de motifs de déférer au Pakistan, et les Américains ne se réconcilie­ront pas avec ce groupe avant longtemps. Le scénario de cauchemar pour le Pakistan serait d’être pris entre des talibans incontrôla­bles et des demandes internatio­nales irréalisab­les de régner sur eux.»

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland