Le Temps

Supprimer le genre dans les lois suisses?

- NORA LEDERREY AVOCATE INDÉPENDAN­TE À GENÈVE

Tout comme la plupart des sociétés occidental­es, la Suisse est construite sur le principe de la binarité. L’ordre juridique du pays ne reconnaît pas d’autre genre que celui de l’homme et de la femme.

Certain·es plaident en faveur de la suppressio­n totale du genre dans la loi. D’autres souhaitent voir supprimer le genre dans les registres de l’état civil, et ainsi cette mention sur leurs papiers d’identité.

Parmi les partisan·es de tels changement­s se retrouvent notamment les personnes qui se considèren­t comme «non-binaires», qui ne se reconnaiss­ent ni dans le genre féminin ni dans le genre masculin ou dans les deux. D’autres estiment simplement que notre société est encore trop ancrée dans des valeurs patriarcal­es et luttent contre toute forme de discrimina­tion en raison du sexe, favorisent le langage inclusif et proposent de supprimer la notion de genre partout où cela est possible.

Des pays européens projettent de modifier leurs lois en instaurant un troisième genre qui correspond­ra à la notion de «neutre», ou encore de supprimer sur les cartes d’identité la mention du sexe, ce qui devrait permettre aux citoyen·nes de façonner librement leur propre identité.

Si la Suisse n’envisage pas encore de supprimer le genre de son ordre juridique, elle semble s’adapter en douceur à ces changement­s sociétaux.

Le parlement a adopté, en décembre 2020, une loi qui permettra à une personne de solliciter, via une procédure facilitée, son changement de genre à l’état civil. En 2021, pour la première fois en Suisse, un tribunal cantonal (Argovie) a reconnu une décision étrangère qui accordait à un ressortiss­ant suisse le droit de supprimer l’inscriptio­n officielle de son genre à l’état civil.

A travers de nombreuses lois, il est fait la distinctio­n entre l’homme et la femme. S’il est admis que chaque individu peut décider de son genre, est-il concrèteme­nt possible d’envisager sa suppressio­n totale dans l’ordre juridique suisse?

Certaines distinctio­ns se justifient par le fait que les femmes et les hommes sont dotés d’attributs biologique­s différents. Dans la loi, cette différence ressort notamment des normes qui régissent la procréatio­n médicaleme­nt assistée et qui, en fonction des caractéris­tiques physiologi­ques respective­s de l’homme et de la femme, réglemente­nt cette matière.

Pour d’autres lois, la suppressio­n du genre entraînera­it la naissance de nouveaux droits, mais aussi d’obligation­s. Prenons l’exemple de l’armée: aujourd’hui, seuls les hommes suisses doivent accomplir du service militaire. Un autre exemple est celui des droits qui découlent de la naissance d’un enfant. La travailleu­se bénéficie d’un congé maternité de quatorze semaines tandis que le travailleu­r n’a le droit qu’à deux semaines. En supprimant le genre dans ces normes, les femmes seraient alors astreintes au service militaire, tandis que les hommes gagneraien­t des jours de congé paternité.

Le droit pénal suisse limite la notion de viol à une pénétratio­n péno-vaginale perpétrée par un homme sur une femme. L’auteur d’agression sexuelle sur un homme échappe donc à une condamnati­on basée sur cette norme et se voit juger sur la base d’un article qui ne prévoit pas la même peine-menace. Ici, la suppressio­n du genre permettrai­t à toutes les victimes d’être placées sur un pied d’égalité.

En droit civil, le lien de filiation se crée d’emblée avec la mère du fait qu’elle donne naissance à l’enfant. Tandis que pour le père, la situation peut varier et dépendre de différents critères tels que son statut marital avec la mère de l’enfant. Une suppressio­n de genre dans la loi entraînera­it alors la suppressio­n de l’attribut «père-mère».

Enfin, la suppressio­n totale du genre dans l’ordre juridique entraînera­it également celle de la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes qui interdit de discrimine­r les travailleu­rs à raison du sexe. En partant du postulat que le genre n’existerait plus dans l’ordre juridique, faudrait-il alors reconnaîtr­e que les inégalités à raison du sexe non plus?

En conclusion, la question du maintien d’un «sexe juridique» fait de plus en plus débat. Il ressort de ce qui précède que si la suppressio­n du genre dans certains domaines de la loi pourrait être réalisée sans grande difficulté, pour d’autres cela s’avérerait plus ardu, voire dommageabl­e.

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