La Grèce nouvelle d’Ermoupolis
Après le massacre de Chios en 1822, l’île vénitienne et catholique de Syros accueille des flots de réfugiés. Fort de la protection des puissances européennes et du Vatican, le port d’Ermoupolis devient un épicentre économique et financier
L’affiche accueille les visiteurs sitôt sortis de l’embarcadère des ferries: organisée dans le cadre des célébrations du bicentenaire du premier soulèvement indépendantiste grec, l’exposition L’art philhellénique – 1821-2021 est un hommage au rôle que joua Ermoupolis, l’actuel chef-lieu administratif de l’île de Syros et des Cyclades, dans la révolution grecque. Ermoupolis, où le port par lequel tout transita – courrier, argent, armes… – jusqu’à ce que l’Empire ottoman finisse par lâcher prise et que la jeune nation hellénique soit finalement reconnue «pleinement souveraine et indépendante» par le sultan Mahmoud II à la conférence de Londres, le 3 février 1830.
«Le monde nous considérait comme des fous. Mais si nous n’étions pas fous, nous ne nous révolterions pas», confesse, dans les premiers mois ensanglantés de 1822, l’un des chefs des combattants grecs, Theodoros Kolokotronis, dont la statue équestre est installée, à Athènes, devant le premier parlement du pays devenu musée national. Sa lettre, adressée à Genève au comte Ioannis Kapodistrias, alors logé sur les bords du Léman par son ami banquier Jean- Gabriel Eynard, a voyagé sur un voilier dont l’un des passagers est le Français Jean-Nicolas Maquart, ex-officier d’état-major du maréchal Berthier, prince de Neuchâtel sous l’Empire.
Le coeur du mouvement philhellène bat ici, sur l’île majoritairement catholique de Syros, autrefois vénitienne, où s’entassent les réfugiés des massacres perpétrés par les Turcs à Chios. Une île dépourvue d’arbres, écrasée de soleil, aux terres jalonnées de murets en pierre, futur épicentre logistique de la révolution grecque après la victoire navale des alliés français, britanniques et russes contre la flotte turque dans la baie de Navarin en octobre 1827.
«Il existait alors un transport dense de munitions et de vivres, peut-on lire dans le récit très documenté consacré par Yves Ollivier et Georges Kondis aux aventures de Jean-Nicolas Maquart. Des négociants envoyaient des approvisionnements à leurs frais au départ de Toulon.» Ermoupolis, coeur des Cyclades, servira par la suite de base arrière au corps expéditionnaire français déployé à partir de 1828 pour ramener l’ordre dans le Péloponnèse, livré aux bandes et aux clans. Car tel est le revers de la guerre acharnée pour l’indépendance menée souvent par d’anciens bandits hellènes mythifiés en «pallikare» (combattants d’honneur): dans la lutte inégale contre les Turcs, la Grèce nouvelle est tout sauf unie.
Compétition entre Grecs
Sur l’île de Syros, dominée depuis le XVIe siècle par la basilique catholique Saint-Georges et ses deux monastères jésuite et capucin, les rescapés des massacres de Chios bâtissent les fondations de la cathédrale orthodoxe de la Transfiguration, quelques ruelles plus haut. La compétition entre les communautés grecques fait rage. Vitrine insulaire où s’installent les premiers consulats européens dans des villas de marbre à l’italienne, Ermoupolis préfigure les divisions du futur royaume, lorsque le jeune monarque bavarois Othon 1er en prendra les rênes, à partir du 1er décembre 1834, appointé par les puissances et jalousé par les clans.
L’actuelle exposition sur l’art philhellénique de la pinacothèque d’Ermopoulis illustre ces fractures. D’un côté, des tableaux des rues basses, propres, jalonnées de magasins et de consulats européens. L’inauguration du Théâtre Apollo de la ville, alors unique dans le pays, sera d’ailleurs, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un événement commenté jusqu’à Paris. «Il n’y a point de bazar à Syros, ironise, vers 1900, le diplomate Gaston Deschamps dans La Grèce d’aujourd’hui. Les Grecs y ont chassé de chez eux, dès le lendemain de leur émancipation, tout ce qui leur rappelle leur turquerie.»
De l’autre côté, des portraits de notables moustachus, venus du continent et de toutes les îles de la mer Egée, poignards et pistolets damasquinés glissés dans leurs ceintures d’étoffe. Ceux que Gaston Deschamps décrivait comme des «grappes de gilets écarlates, soutachés de ganses noires et qui s’obstinent encore à repousser les élégances d’Europe […] derniers figurants d’une féerie qui va s’éteindre.»
Jean-Gabriel Eynard, financier de l’indépendance grecque, ne foula pas les quais d’Ermoupolis. Il ne mit d’ailleurs jamais les pieds dans ce pays qu’il contribua à faire naître. Ses émissaires, en revanche, y transitèrent entre 1821 et 1831, tel Georges Stavros, le premier gouverneur de la Banque nationale de Grèce. Plusieurs courriers échangés entre les deux hommes, jusqu’en 1850, postés à Syros ou sur les bords du lac Léman, sont conservés à la Bibliothèque de Genève.
Mais dans ce port où l’enjeu, deux siècles plus tard, est la dépollution du grand chantier naval «Neorio», une autre Grèce veille, incarnée par la statue d’Andreas Miaoulis, face à l’Hôtel de Ville. Riche armateur de l’île d’Hydra, enrichi sous l’Empire français pour avoir ravitaillé les troupes napoléoniennes et forcé le blocus anglais, ce farouche «amiral» met sa fortune au service de l’indépendance, mais il s’oppose très vite aux visées bien trop occidentales de Capodistrias, l’homme de la diaspora. Rassemblées dans le combat contre les Turcs, deux Grèce s’opposent. Dans la lutte pour l’indépendance germe déjà la guerre civile.
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