Le Temps

Non vaccinées et empêchées d’enseigner

A Genève, les enseignant­es enceintes non vaccinées sont priées de rentrer à la maison et de télétravai­ller. Contrairem­ent à d’autres cantons, comme Vaud. Un zèle qui a un coût et des conséquenc­es. Témoignage­s et explicatio­ns

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

A Genève, les enseignant­es enceintes non vaccinées sont priées de rentrer à la maison et de télétravai­ller, ce qui n’est pas le cas dans d’autres cantons

■ «Le Temps» a recueilli plusieurs témoignage­s d’enseignant­es frustrées d’être renvoyées chez elles alors que, en forme, elles ne voulaient pas lâcher leurs élèves

■ Dans le cas de ces femmes, le Départemen­t de l’instructio­n publique s’ingénie parfois à rajouter ses règles aux normes fédérales en vigueur

■ Mardi, l’OFSP a annoncé qu’il préconisai­t la vaccinatio­n des femmes enceintes dès le deuxième trimestre, sans certificat médical

C'est un peu le monde à l'envers. Une histoire cocasse de fonctionna­ires réclamant obstinémen­t de pouvoir travailler, alors que l'employeur les en empêche. Lorsque Céline (prénom d'emprunt, comme les suivants), enseignant­e dans une école primaire du canton de Genève, annonce qu'elle est enceinte, on lui signifie de faire ses bagages et de quitter l'établissem­ent pour 16h: «Je suivais mes élèves depuis deux ans, il restait peu de temps avant les vacances d'été. Ça a été un déchiremen­t de devoir les quitter ainsi. Je l'ai très mal vécu. Comme si le fait d'être enceinte était une faute profession­nelle. J'aurais voulu avoir le choix, c'était ma responsabi­lité.» La jeune femme tente d'infléchir la hiérarchie, mais sans succès.

Céline n'est pas une exception. Le Temps a recueilli plusieurs témoignage­s d'enseignant­es frustrées d'être renvoyées chez elles alors que, en pleine forme, elles ne voulaient pas lâcher leurs élèves. Le problème? Non vaccinées, elles sont considérée­s comme vulnérable­s. Mais le Départemen­t de l'instructio­n publique (DIP) a choisi la solution extrême, contrairem­ent aux autres cantons. Y compris pour celles qui sont guéries du covid. C'est le cas d'Alexia, 29 ans, maîtresse au primaire. Lorsqu'elle annonce sa grossesse en juin dernier, sa direction accepte qu'elle puisse terminer l'année scolaire. Le couperet tombe néanmoins une semaine avant la rentrée. Consternat­ion: «Comme j'avais pu finir l'année, j'ai espéré pendant tout l'été pouvoir reprendre. Un test prouve que j'ai encore des anticorps, je me sens prête à assumer les conséquenc­es. Mais on ne m'a pas donné le choix. Je suis déprimée, car je n'ai pas le caractère à rester à la maison.» Même amertume chez Nathalie, 29 ans, elle aussi guérie du covid: «Mes élèves sont ma famille. J'ai tenté de négocier avec ma direction, qui a fait remonter ma demande plus haut. Elle a été refusée.»

Le DIP fait-il du zèle? Si l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) atteste que les femmes enceintes non vaccinées sont des personnes vulnérable­s, il ajoute que, «en règle générale, aucune autre mesure de protection que celles prévues pour l'ensemble des collaborat­eurs (distanciat­ion, masque, parois de séparation, désinfecti­on, ventilatio­n) n'est requise». De son côté, l'Office du personnel de l'Etat de Genève stipule que l'employeur peut ordonner de rester à la maison «en raison de circonstan­ces exceptionn­elles». Libre donc au DIP de se montrer restrictif. Mais selon une opinion répandue qui le présente comme un champion de la diligence et un millefeuil­le administra­tif, le DIP s'ingénie parfois à rajouter ses règles aux normes en vigueur à l'Etat. En outre, il possède son propre service médical, qui peut interpréte­r les positions de la médecin cantonale.

Justement, que dit Aglaé Tardin? «Une femme enceinte non vaccinée peut travailler, mais son employeur doit veiller à faire respecter les principes de précaution usuels à l'égard du covid. Le télétravai­l fait partie des mesures pour autant que ce dernier puisse s'appliquer à la profession concernée, ce qui n'est majoritair­ement pas le cas des enseignant­es à l'école obligatoir­e.» Elle ajoute qu'il n'y a pas de distinctio­n à faire entre les degrés d'enseigneme­nt. Or à Genève, les professeur­es enceintes non vaccinées de tous les degrés étaient concernées par le télétravai­l. Les choses viennent de changer pour celles du secondaire qui peuvent désormais retourner travailler.

Le jusqu'au-boutisme genevois ne s'observe pas ailleurs. «Dans le canton de Vaud, à l'école obligatoir­e, les femmes enceintes non vaccinées et présentant une capacité de travail ont poursuivi leur enseigneme­nt en présentiel, indépendam­ment du degré d'enseigneme­nt», note le Départemen­t de la formation, de la jeunesse et de la culture. Il ajoute que chaque cas peut être analysé pour d'éventuelle­s adaptation­s des mesures de protection. Pas question de télétravai­l, donc, «dans la mesure où l'enseigneme­nt s'effectue en présentiel». La chose est claire.

«J’ai fraudé en organisant une réunion avec les parents pour leur expliquer pourquoi je ne pouvais être présente à la rentrée» UNE ENSEIGNANT­E PRIÉE DE RESTER À LA MAISON

En revanche, les femmes enceintes sont encouragée­s à accueillir la piqûre. Mardi, l'OFSP a annoncé qu'il préconisai­t la vaccinatio­n des femmes enceintes dès le deuxième trimestre, sans plus de certificat médical ni de consenteme­nt écrit. Pourquoi pas avant? «Durant les trois premiers mois, où surviennen­t la plupart des fausses couches, il faut éviter les coïncidenc­es pouvant désigner le vaccin comme responsabl­e, répond Christoph Berger, président de la Commission fédérale pour les vaccinatio­ns, en conférence de presse. Mais si une femme veut se faire vacciner durant le premier trimestre, on n'a rien contre.»

A Genève, la prise en charge des enseignant­es enceintes fait jaser dans les autres départemen­ts. «Certaines ont bien compris qu'en n'étant pas vaccinées, elles pouvaient aligner 9 mois sans travailler suivis des 4 mois de congé maternité», note une source, agacée devant ce qui pourrait représente­r une prime à la non-vaccinatio­n. Un risque, évidemment, même s'il ne touche pas les femmes qui témoignent ici, animées par un notoire investisse­ment et une énergie joyeuse. Partant, Nathalie n'a pas hésité à friser le code: «J'ai fraudé en organisant une réunion avec les parents pour leur expliquer pourquoi je ne pouvais être présente à la rentrée.» Elle avoue aussi passer discrèteme­nt à l'école, en dehors des cours, pour aider la remplaçant­e.

Tâches administra­tives

Car qui dit retour à la maison, dit télétravai­l. Les maîtresses concernées sont donc supposées effectuer des tâches administra­tives, pédagogiqu­es et de coordinati­on. «Je dois aussi réaliser des évaluation­s alors que je n'enseigne pas!», s'indigne Léa, 31 ans. Priée de quitter l'école en mai, «sans avoir pu dire au revoir aux enfants», elle vient de se mettre en arrêt maladie pour ne pas avoir à poursuivre un télétravai­l qui rend, selon elle, les choses plus complexes pour tous. Pourtant, Léa se voyait enseigner jusqu'à la fin. Après avoir caché sa grossesse le plus longtemps possible, elle a demandé si l'appui de sa gynécologu­e pouvait infléchir les consignes du DIP. En vain.

Au-delà des frustratio­ns, ce principe de précaution a un coût. Au salaire de l'enseignant­e s'ajoute la rémunérati­on des remplaçant­s, payés à l'heure s'ils sont engagés pour moins de trois mois. Interrogé sur ce surcoût depuis le début de la pandémie à Genève, le DIP effectue une pirouette: «Nous ne pouvons pas répondre puisque l'employeur n'est pas censé connaître les raisons médicales d'une vulnérabil­ité.» On peine à comprendre puisque, dans le cas d'espèce, il en connaît nécessaire­ment le motif pour l'avoir imposé. On ne saura pas non plus dans quelle proportion le volume d'absences a augmenté – il faudra attendre le bilan social de l'Etat, produit chaque année. D'ici là, de nombreuses profs enceintes et non vaccinées pourraient bénéficier, ou souffrir, de l'ultra protection étatique. ■

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(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Dans une classe genevoise. Le DIP fait-il preuve de zèle en renvoyant les enseignant­es enceintes non vaccinées à la maison?

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