Pour le Kosovo, l’heure de la justice
Salih Mustafa, ancien commandant de l’Armée de libération du Kosovo, doit répondre de «détention arbitraire, traitements inhumains, actes de torture et homicides». Son procès devrait faire jurisprudence
Six ans après la création des Chambres spécialisées pour le Kosovo, le premier procès de cette juridiction ad hoc – rattachée au système judiciaire du Kosovo mais «délocalisée» à La Haye, aux Pays-Bas – s’est enfin ouvert hier. Salih Mustafa, ancien commandant de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), avait été arrêté il y a un an, le 24 septembre 2020, et son acte d’accusation confirmé le 12 juin dernier.
Salih Mustafa, alias «commandant Cali», dirigeait une unité spéciale de l’UÇK, forte de 500 à 600 combattants, qui opérait dans la zone de Llap, au nordest du Kosovo. Dès l’ouverture de l’audience, il a confirmé qu’il plaidait non coupable, avant de qualifier le tribunal de «bureau de la Gestapo». Il est accusé de «détention arbitraire, traitements inhumains, actes de torture et homicides». Des actes commis au cours du mois d’avril 1999, dans le cadre d’une «opération criminelle commune» qui avait pour but «d’interroger et de maltraiter des prisonniers». Mercredi matin, le procureur Jack Smith a confirmé que toutes les victimes étaient bien «des civils albanais, pas des espions, ni des ennemis du Kosovo». En l’occurrence, il s’agissait de militants ou de sympathisants de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), le parti d’Ibrahim Rugova, rival de la guérilla.
«Entreprise criminelle commune»
L’opinion publique kosovare s’est indignée de la qualification judiciaire d’«entreprise criminelle commune», estimant qu’elle laissait penser que l’UÇK avait été «une organisation criminelle». Amer Alija, du Centre pour le droit humanitaire au Kosovo, rappelle que cette qualification ne concerne pas l’UÇK dans son ensemble, «car tous ses membres n’ont pas commis des crimes ni violé les règles du droit de la guerre». La notion «d’entreprise criminelle commune» a souvent été avancée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, notamment pour qualifier les agissements du pouvoir serbe. Le procureur Smith, lui, a lancé «qu’il ne savait pas ce qu’était une guerre propre», mais que «les crimes commis par un camp n’excusaient pas ceux commis par l’autre camp». Au Kosovo, l’ouverture du procès de Salih Mustafa n’a pas provoqué la moindre réaction de la classe politique ni de l’opinion publique.
L’accusation affirme que les prisonniers, détenus dans le village de Zllash, étaient privés d’eau, de nourriture et de services d’hygiène élémentaires, soumis à différentes tortures, dont des brûlures et des chocs électriques. Ils auraient aussi subi «des menaces de mort et des humiliations», en vue de leur extorquer des aveux forcés. L’accusation précise que Salih Mustafa aurait ordonné aux membres de son unité de pratiquer ces tortures et s’y serait luimême livré. Au contraire de certains de ses anciens compagnons d’armes qui ont occupé le devant de la scène politique du Kosovo d’après-guerre, Salih Mustafa était resté un homme de l’ombre, conseiller du premier ministre Agim Çeku puis responsable du renseignement auprès du Ministère de la défense.
Cité par Balkan Insight, l’avocat kosovar Taulant Hodaj estime que «le procès Mustafa créera un précédent» et une matrice pour les procès à venir, tous les accusés ayant, à ce jour, choisi de plaider non coupable. «Comme il s’agit d’une juridiction nouvelle, il y aura forcément des retards et beaucoup de contestations de la part de la défense, parce qu’il n’y a pas de jurisprudence sur laquelle se baser.» De fait, avant même le début du procès, les avocats de la défense avaient déjà signalé que des preuves ne leur avaient pas été présentées, ce qui a retardé leur travail de préparation.
«Il y aura forcément des retards et beaucoup de contestations»
Le procureur Smith a indiqué que 15 témoins devraient être appelés à comparaître contre l’accusé, tandis que l’avocat de Salih Mustafa n’a pas révélé le nombre de personnes qu’il appellera à la barre. Le procès pourrait durer au minimum une année. Il dira si les Chambres spécialisées réussiront là où le Tribunal pénal international (TPIY) a échoué, permettant au Kosovo de se réconcilier avec son propre passé, en acceptant que les crimes commis par quelques-uns – Serbes ou Albanais – ne soient pas la responsabilité d’une communauté entière.
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