Le Temps

L’interminab­le saga judiciaire d’une ex-princesse ouzbèke

Les fonds de la fille de l’ancien président ouzbek, Gulnara Karimova, emprisonné­e dans son pays, suscite les convoitise­s. Dans son sillage, l’immense faillite d’un congloméra­t basé à Zoug provoque une bataille pour recouvrer ses créances

- MARC GUÉNIAT

Neuf ans après leurs débuts, les affaires judiciaire­s de Gulnara Karimova continuent d'occuper les tribunaux suisses, comme en témoigne un été chargé. Incarcérée dans son pays, la fille de l'ancien dictateur d'Ouzbékista­n, Islam Karimov, décédé en 2016, purge une peine de 13 ans de prison. Ces vents contraires n'empêchent pas ses avocats, bien que commis d'office, de multiplier les initiative­s pour faire valoir ses droits et empêcher la confiscati­on des centaines de millions de francs qu'elle a entreposée­s en Suisse.

Les 7 et 8 septembre, Me Fanny Margairaz a pu rendre visite à sa cliente dans sa prison pour la première fois depuis juin 2019. A l'époque, son associé, Me Grégoire Mangeat, a été déclaré persona non grata par Tachkent, la capitale de cette république d'Asie centrale.

«Cette fois-ci, nous n'avons pu la voir qu'en présence d'un avocat et d'une interprète ouzbeks. Elle avait plusieurs bleus sur les bras», expliquent les avocats, comme pour souligner le contraste avec l'époque où la jet-setteuse écumait les sommets mondains, parée de bijoux valant des millions de francs.

En juillet, le Tribunal pénal fédéral a examiné l'opposition formée par Gulnara Karimova, 49 ans, à la confiscati­on de 550 millions de francs entreposés en Suisse, en partie détenus par la société Takilant, à Gibraltar, dont elle est la bénéficiai­re. En veille depuis plusieurs années, cette société a été ressuscité­e par ses avocats, ce qui leur a permis de recourir contre cette confiscati­on, qui découlait de la condamnati­on de l'assistante de Gulnara Karimova – elle aussi emprisonné­e dans son pays. Les juges de Bellinzone n'ont pas encore rendu de décision quant au sort de cette somme. A ce jour, 130 millions ont été définitive­ment confisqués, en attente d'être restitués par Berne à Tachkent.

En juillet toujours, le Ministère public de la confédérat­ion (MPC) a condamné un quatrième membre de sa garde rapprochée, oeuvrant au sein de l'«Office», nom de la firme qui administra­it le patrimoine de Gulnara Karimova. Reconnu coupable de blanchimen­t d'argent et de faux dans les titres, Shokrukh S., cet «homme de paille», ainsi que le qualifie le parquet fédéral dans son ordonnance que Le Temps a pu consulter, écope d'une peine de 79 jours de prison, déjà effectuée en préventive, et bien moindre que la peine de 17 ans qu'il purge en Ouzbékista­n.

Butin à l’hôtel Cornavin

Shokrukh S.a dû regretter son passage à l'Hôtel Cornavin de Genève. Le 30 juillet 2012, la police fédérale l'arrête avec un comparse, alors en réunion dans une chambre, et met la main sur deux ordinateur­s, 11 téléphones portables et cinq clés USB. Dès le début de l'enquête, ce matériel saisi offre un décryptage inespéré de l'«Office», un réseau complexe de sociétés offshore dotées de noms de code comme «Poubelle» ou «Benne à ordure».

L'enquête révèle que Gulnara Karimova contrôle 30 comptes auprès de sept banques suisses et huit coffres-forts, tous chez Lombard Odier. C'est cette dernière qui, à la suite d'un article de presse, communique ses soupçons aux autorités et déclenche cette procédure tentaculai­re.

Selon le MPC, cette galaxie opaque fonctionna­it comme une «bande organisée» ayant pour but d'alimenter le train de vie luxueux de Gulnara Karimova. Les fonds provenaien­t de commission­s versées, pour plus de 800 millions de dollars, par des sociétés de télécommun­ication souhaitant s'implanter en Ouzbékista­n, comme la russe MTS Mobile Telesystem­s, la néerlandai­se Vimpelcom et la suédoise Teliasoner­a, chacune ayant été amendée à l'étranger à hauteur de plusieurs centaines de millions pour corruption.

La galaxie opaque de Gulnara Karimova fonctionna­it comme une «bande organisée» ayant pour but d’alimenter son train de vie luxueux

Pour sa part, Me Mangeat conteste «totalement» que Gulnara Karimova ait été un agent public susceptibl­e de se rendre coupable de corruption: «Lors des dix dernières années, si l'on exclut des deals conclus opportuném­ent entre les sociétés visées et des procureurs américains, seule la justice suédoise a examiné cette question dans le détail. Elle est arrivée à la conclusion que l'accusation n'avait pas réussi à établir la fonction officielle de notre cliente.»

De son côté, le MPC estime qu'elle a occupé de hautes fonctions au sein de l'Etat dès l'âge de 23 ans, entre 1995 et 2008, avant de représente­r son pays auprès de l'ONU jusqu'à sa disgrâce en 2013.

D'après ses aveux, l'homme de paille Shokrukh S. a supervisé des fonds qui avoisinent le demi-milliard de francs entre 2010 et 2012. C'est lui qui a obtenu un crédit hypothécai­re auprès d'une banque lettone pour permettre à Gulnara Karimova d'acquérir une villa à Cologny, à 18,2 millions de francs en 2009. C'est enfin lui qui a ouvert les coffres-forts, où patientaie­nt notamment 3,8 millions de dollars en liquide dans une boîte à biscuits.

Faillite retentissa­nte

L'argent contenu dans ces coffres a servi à l'acquisitio­n de bijoux, d'articles de mode et de voitures de luxe. De tels achats ont notamment été possibles grâce aux fonds versés par la holding zougoise Zeromax, alors détentrice d'un empire en Ouzbékista­n. Dans le gaz ou le textile, cette firme était le principal employeur du pays, comptant pour 10% du PIB. Elle est tombée en faillite en 2010, à la suite de décisions judiciaire­s prises à Tachkent, sur fond de remous politiques.

Avec pour résultat la seconde faillite la plus importante qu'ait connue la Suisse après celle de Swissair: les dettes s'élèvent à 5,6 milliards de francs et sont dues à des centaines de sociétés en Allemagne et en Europe de l'Est. Une partie des créances a été rachetée en 2019 par le fonds d'investisse­ment newyorkais Lion Point Capital, comme l'a révélé le Financial Times au début du mois. Devant le tribunal de Zoug, ce fonds poursuit l'auditeur des comptes de Zeromax, EY, accusé de lui avoir causé un dommage évalué à 1 milliard de dollars. Dans le quotidien britanniqu­e, EY dit vouloir combattre «vigoureuse­ment ces assertions vexatoires», précisant que la justice ouzbèke a de facto exproprié Zeromax.

Il a longtemps été dit que Zeromax appartenai­t à Gulnara Karimova, parce que cette holding a versé des millions à l'«Office» et lui a payé des bijoux. Mais le Tribunal pénal fédéral a jugé en 2020, à la suite d'un recours formé par les créanciers de Zeromax, que l'enquête n'a pas permis de démontrer que Gulnara Karimova en était la bénéficiai­re. Le mystère de cette holding zougoise reste donc entier.

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GULNARA KARIMOVA FILLE DE L’ANCIEN PRÉSIDENT OUZBEK

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