Le Temps

«Guerre et Paix», l’enchanteme­nt au Grand Théâtre

L’opéra monumental de Prokofiev est révélé à Genève dans une mise en scène, des décors, une direction musicale et un plateau vocal en tous points exceptionn­els. Grandiose ouverture de saison lyrique

- SYLVIE BONIER @SylvieBoni­er

Croyez-le: le temps se dissout dans la nouvelle production lyrique du Grand Théâtre. La propositio­n scénique de Calixto Bieito fascine. Et la qualité du plateau comme la valeur musicale de la fosse captivent. Résultat, la longueur, la prolixité et la lourdeur de Guerre et paix ne se font pas sentir. Incroyable pour cette partition colossale de Prokofiev! D’autant plus qu’à la deuxième représenta­tion, une panne de surtitres est venue perturber la majeure partie du premier volet Paix, jusqu’au 4e tableau «Ma charmante…»

Catastroph­e dans une pièce en russe, qui fourmille de personnage­s? Etonnammen­t, non. Ne rien comprendre au texte a révélé une forme de cohérence, et l’incident a ajouté une part de risque à la propositio­n incendiair­e du metteur en scène espagnol. L’absence de traduction aurait aussi bien pu être volontaire…

En recouvrant l’assemblée aristocrat­ique de grandes bandes de plastique fluide et translucid­e, Calixto Bieito brouille les pistes d’entrée de jeu. Ainsi protégés comme de vieux meubles, et ensevelis sous le danger asphyxiant du poids des convention­s tsaristes, les personnage­s évoluent à l’aveugle dans un somptueux salon rococo.

Les bouches aspirent les voiles étanches, les doigts les percent pour éviter la suffocatio­n, mais toujours les visages restent cachés, créant un saisissant effet d’anonymat. La lumière et les vêtements clairs de Natasha et Andreï focalisent l’attention sur leur histoire, tissant un déroulemen­t narratif dans le patchwork des 28 rôles.

Des soldats de carton argenté

On comprend très vite que la guerre intime entre soi et l’autre est le sujet de Paix, et que l’ennemi de Guerre est autant la nation adverse que le pouvoir intérieur. Calixto Bieito l’a annoncé. Il le démontre brillammen­t. D’abord, l’époustoufl­ant décor unique de Rebecca Ringst enserre l’action avant de l’enterrer.

Au fond, un miroir baroque accueille des projection­s de naissance, ours libre pataugeant dans l’eau ou visages déformés grimaçant sur l’assemblée bourgeoise de Paix. L’insoucianc­e se nourrit d’une angoisse sourde, soulevée par la musique.

Lorsque le conflit armé commence, le reflet devient trou d’obus donnant sur une nuit fumante, par le jeu d’éclairages subtils (Michael Bauer). Pas de guerre ouverte ici, d’image de Napoléon, d’armée militaire ou autre champ de bataille. L’appartemen­t richissime est le terrain de tous les combats. Et la retraite des assaillant­s se voit figurée par des invités costumés comme des enfants en soldats de carton argenté.

Les meubles de velours rouge sont renversés en barricades. Les amants escaladent les murs pour échapper à leur prison dorée. Et la foule finit par s’effondrer dans un entassemen­t de corps délabrés. Puis tout se désintègre. Le plafond de désolidari­se de l’habitacle et les parois s’inclinent sur le château en ruine.

Voix d’or et amoureux de rêve

Calixto mène au plus près les personnage­s et la foule. Natasha, victime de ses désirs pour Anatole, est une petite fille capricieus­e et trépignant­e de vie. Soumise à la prédation d’un vaurien plus veule que cynique, la volage se désagrège sous le feu de sa passion mortifère.

Ruzan Mantashyan est renversant­e de beauté, d’intensité, de

L’OSR, lui, éblouit dans les magnificen­ces orchestral­es de Prokofiev

finesse et de musicalité. Sa voix? De l’or. Björn Bürger représente l’amoureux parfait dont elle n’aurait jamais dû se défaire. Viril et sensible, voix libre à la projection ferme et aux nuances sensibles, il est le rêve… détruit.

Toute la nombreuse distributi­on est à saluer. Ales Briscein brosse un Kouraguine au timbre tranchant. Natasha Petrinsky, en Maria et Mavra, crève les planches sur un tempéramen­t de Calas russe. Lena Belkina compose une Sonia de caractère à la voix caramélisé­e et Elena Maximova incarne Hélène Bezoukhova avec beaucoup de présence, timbre boisé et chant très russe.

L’équipe masculine se situe aux mêmes hauteurs, avec le magnifique Pierre Bezoukhov de Daniel Johansson, impression­nant de noblesse et de générosité vocale. Les basses et les barytons? Aucun ne démérite dans une vaste palette de couleurs. De leur côté, les ténors offrent clarté et densité de chant. Une distributi­on de choc.

Jouisseur de son

L’OSR, lui, éblouit dans les magnificen­ces orchestral­es de Prokofiev. Alejo Pérez, d’une efficacité remarquabl­e, constructe­ur hors pair et jouisseur de son, se montre particuliè­rement à l’aise dans cet élément musical. Jamais rien de disproport­ionné ou déséquilib­ré, mais un discours fluide et compact à la fois. Grinçant, grotesque, tendre ou explosif, son Prokofiev a fière allure. Magistral. On en redemande. Grand Théâtre, Genève, les 17, 21 et 24 septembre à 19h. Le 19 à 15h. Rens.: 022 322 50 50, www.gtg.ch

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(CAROLE_PARODI) SCÈNES De la mise en scène aux décors, de la direction musicale au plateau vocal, l’opéra monumental de Prokofiev se révèle en tous points exceptionn­el. Et propose au Grand Théâtre de Genève une ouverture de saison lyrique absolument éblouissan­te.
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(CAROLE PARODI) Natasha (renversant­e Ruzan Mantashyan) et Andreï (magnifique Björn Bürger) sont encore dans le feu de l’amour, seuls êtres véritablem­ent vivants dans l’assemblée qui suffoque sous des bandes de plastique.

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