«Guerre et Paix», l’enchantement au Grand Théâtre
L’opéra monumental de Prokofiev est révélé à Genève dans une mise en scène, des décors, une direction musicale et un plateau vocal en tous points exceptionnels. Grandiose ouverture de saison lyrique
Croyez-le: le temps se dissout dans la nouvelle production lyrique du Grand Théâtre. La proposition scénique de Calixto Bieito fascine. Et la qualité du plateau comme la valeur musicale de la fosse captivent. Résultat, la longueur, la prolixité et la lourdeur de Guerre et paix ne se font pas sentir. Incroyable pour cette partition colossale de Prokofiev! D’autant plus qu’à la deuxième représentation, une panne de surtitres est venue perturber la majeure partie du premier volet Paix, jusqu’au 4e tableau «Ma charmante…»
Catastrophe dans une pièce en russe, qui fourmille de personnages? Etonnamment, non. Ne rien comprendre au texte a révélé une forme de cohérence, et l’incident a ajouté une part de risque à la proposition incendiaire du metteur en scène espagnol. L’absence de traduction aurait aussi bien pu être volontaire…
En recouvrant l’assemblée aristocratique de grandes bandes de plastique fluide et translucide, Calixto Bieito brouille les pistes d’entrée de jeu. Ainsi protégés comme de vieux meubles, et ensevelis sous le danger asphyxiant du poids des conventions tsaristes, les personnages évoluent à l’aveugle dans un somptueux salon rococo.
Les bouches aspirent les voiles étanches, les doigts les percent pour éviter la suffocation, mais toujours les visages restent cachés, créant un saisissant effet d’anonymat. La lumière et les vêtements clairs de Natasha et Andreï focalisent l’attention sur leur histoire, tissant un déroulement narratif dans le patchwork des 28 rôles.
Des soldats de carton argenté
On comprend très vite que la guerre intime entre soi et l’autre est le sujet de Paix, et que l’ennemi de Guerre est autant la nation adverse que le pouvoir intérieur. Calixto Bieito l’a annoncé. Il le démontre brillamment. D’abord, l’époustouflant décor unique de Rebecca Ringst enserre l’action avant de l’enterrer.
Au fond, un miroir baroque accueille des projections de naissance, ours libre pataugeant dans l’eau ou visages déformés grimaçant sur l’assemblée bourgeoise de Paix. L’insouciance se nourrit d’une angoisse sourde, soulevée par la musique.
Lorsque le conflit armé commence, le reflet devient trou d’obus donnant sur une nuit fumante, par le jeu d’éclairages subtils (Michael Bauer). Pas de guerre ouverte ici, d’image de Napoléon, d’armée militaire ou autre champ de bataille. L’appartement richissime est le terrain de tous les combats. Et la retraite des assaillants se voit figurée par des invités costumés comme des enfants en soldats de carton argenté.
Les meubles de velours rouge sont renversés en barricades. Les amants escaladent les murs pour échapper à leur prison dorée. Et la foule finit par s’effondrer dans un entassement de corps délabrés. Puis tout se désintègre. Le plafond de désolidarise de l’habitacle et les parois s’inclinent sur le château en ruine.
Voix d’or et amoureux de rêve
Calixto mène au plus près les personnages et la foule. Natasha, victime de ses désirs pour Anatole, est une petite fille capricieuse et trépignante de vie. Soumise à la prédation d’un vaurien plus veule que cynique, la volage se désagrège sous le feu de sa passion mortifère.
Ruzan Mantashyan est renversante de beauté, d’intensité, de
L’OSR, lui, éblouit dans les magnificences orchestrales de Prokofiev
finesse et de musicalité. Sa voix? De l’or. Björn Bürger représente l’amoureux parfait dont elle n’aurait jamais dû se défaire. Viril et sensible, voix libre à la projection ferme et aux nuances sensibles, il est le rêve… détruit.
Toute la nombreuse distribution est à saluer. Ales Briscein brosse un Kouraguine au timbre tranchant. Natasha Petrinsky, en Maria et Mavra, crève les planches sur un tempérament de Calas russe. Lena Belkina compose une Sonia de caractère à la voix caramélisée et Elena Maximova incarne Hélène Bezoukhova avec beaucoup de présence, timbre boisé et chant très russe.
L’équipe masculine se situe aux mêmes hauteurs, avec le magnifique Pierre Bezoukhov de Daniel Johansson, impressionnant de noblesse et de générosité vocale. Les basses et les barytons? Aucun ne démérite dans une vaste palette de couleurs. De leur côté, les ténors offrent clarté et densité de chant. Une distribution de choc.
Jouisseur de son
L’OSR, lui, éblouit dans les magnificences orchestrales de Prokofiev. Alejo Pérez, d’une efficacité remarquable, constructeur hors pair et jouisseur de son, se montre particulièrement à l’aise dans cet élément musical. Jamais rien de disproportionné ou déséquilibré, mais un discours fluide et compact à la fois. Grinçant, grotesque, tendre ou explosif, son Prokofiev a fière allure. Magistral. On en redemande. Grand Théâtre, Genève, les 17, 21 et 24 septembre à 19h. Le 19 à 15h. Rens.: 022 322 50 50, www.gtg.ch