Le Temps

Un grand jeu contre Pékin

GÉOPOLITIQ­UE Les Etats-Unis, le RoyaumeUni et l’Australie viennent de sceller une alliance de défense

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

■ Baptisé «Aukus», ce partenaria­t vise avant tout les prétention­s chinoises. Et il risque de compliquer encore un peu plus les relations géostratég­iques entre Canberra et Pékin. Explicatio­ns

Mercredi, le nom de la Chine n’a jamais été mentionné, ni par Joe Biden, ni par Scott Morrison ou Boris Johnson. Pourtant, en scellant un nouvel axe stratégiqu­e de défense dénommé Aukus, le président américain ainsi que les premiers ministres australien et britanniqu­e contrent Pékin et sa volonté d’accroître ses capacités militaires. En promettant de doter l’Australie de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, les EtatsUnis semblent mettre en oeuvre de façon plus concrète et agressive le «pivot vers l’Asie» décidé par l’administra­tion de Barack Obama.

Ilots militarisé­s

La marine australien­ne verra ses capacités considérab­lement augmentées avec des sous-marins plus rapides, plus difficilem­ent détectable­s et plus puissants. Elle pourra mener des patrouille­s en mer de Chine du Sud, que la Chine considère comme sa zone d’influence exclusive. Une perspectiv­e qui va à coup sûr contribuer à augmenter les tensions régionales. A l’époque de l’administra­tion Obama, Pékin avait déjà commencé à occuper différents îlots en mer de Chine en aménageant des pistes d’atterrissa­ge, des hangars pour avions de combat et des systèmes de missiles. Aujourd’hui, la marine chinoise aurait au moins six sous-marins à propulsion nucléaire et envisagera­it d’en construire davantage ces prochaines années. Elle dispose aussi de sous-marins à propulsion classique.

Cette alliance n’est pas surprenant­e, si l’on songe au partenaria­t de défense Five Eyes, qui unit les services de renseignem­ent des trois pays avec la Nouvelle-Zélande et le Canada. Ou au pacte militaire Anzus, conclu en 1951 par les EtatsUnis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande et dont cette dernière s’est extraite, explique Marc Finaud, chercheur au Centre de politique de sécurité (GCSP) à Genève et spécialist­e des questions d’armement. Elle n’en marque pas moins un moment important dans la manière dont les trois pays entendent affirmer leur présence stratégiqu­e dans la région indo-pacifique.

Jusqu’ici, les Etats-Unis n’ont livré des sous-marins à propulsion nucléaire qu’au Royaume-Uni dans le cadre de la guerre froide et de l’opposition de l’Occident à l’Union soviétique. Le fait qu’ils en livreront à l’Australie, si l’accord est mis en oeuvre, est nouveau. Pour Canberra, c’est un tournant. L’Australie, dont le tiers des exportatio­ns est destiné à l’Empire du Milieu, est très dépendante de la Chine. Après avoir fait le pari d’interdire le géant des télécommun­ications Huawei dans ses réseaux, elle fait un pas de plus, militaire celui-là, qui pourrait avoir un sérieux impact sur ses relations commercial­es. Ces dernières années, l’Australie avait trouvé un équilibre entre ses intérêts commerciau­x avec la Chine et sécuritair­es avec les Etats-Unis. Là, elle le rompt radicaleme­nt. A voir si la Chine, qui dépend fortement des minerais australien­s, choisira la voie de la confrontat­ion.

Uranium hautement enrichi

Marc Finaud le relève: «Face à la crainte de l’hégémonie de Pékin dans la région indo-pacifique et à sa montée en puissance militaire, il y avait une fenêtre d’opportunit­é. La Chine est devenue l’adversaire idéal. Mais c’est à double tranchant. Certains experts mettent en garde contre le risque de paranoïa qui pourrait encourager les va-t-en-guerre et le complexe militaro-industriel.» Que l’Australie ait choisi des sous-marins américains et non français ne le surprend pas: «L’Australie a déjà un système de radars de détection au service de la dissuasion américaine, des bases américaine­s sur son sol. Et elle a été très proche de Washington dans les guerres en Irak et en Afghanista­n.»

Le chercheur du GCSP met toutefois en garde: «Contrairem­ent aux sous-marins français qui sont à propulsion classique, les sous-marins américains à propulsion nucléaire posent des questions en termes de non-proliférat­ion. Non pas qu’ils soient dotés d’armes nucléaires, mais parce qu’ils fonctionne­nt avec de l’uranium hautement enrichi. Or, avec l’uranium hautement enrichi, on produit des bombes. Il y a un risque de proliférat­ion, même s’il est contenu par le fait que les Etats-Unis vont garder l’Australie sous contrôle.»

Ce qui est dommageabl­e, ajoute Marc Finaud, c’est que cette alliance de défense envoie un message très négatif, alors qu’est entré en vigueur voici plus d’un an le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires. Au même moment, le Pakistan, l’Inde, voire le Royaume-Uni, accroissen­t leurs arsenaux nucléaires. «Il aurait peut-être été plus constructi­f de prendre langue avec les Chinois pour les inciter à être plus transparen­ts quant à leurs arsenaux nucléaires et à mener une politique responsabl­e», conclut-il. Il est vrai qu’il y a quelques mois, des photos satellites américaine­s montraient plus d’une centaine de silos installés par Pékin dans le désert de Gobi. ■

«Contrairem­ent aux français, les sous-marins américains sont à propulsion nucléaire»

MARC FINAUD, SPÉCIALIST­E DES QUESTIONS D’ARMEMENT

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