Le Temps

Au Kunstmuseu­m de Bâle, l’humanisme impression­niste de Pissarro

EXPOSITION Le Kunstmuseu­m de Bâle célèbre «le père de l’impression­nisme» en saluant son rôle central dans l’art moderne.

- ÉLISA DE HALLEUX

Axée sur les collaborat­ions du peintre, la rétrospect­ive du Kunstmuseu­m de Bâle met en regard «le père de l’impression­nisme» et ses contempora­ins. Quelque 180 oeuvres révèlent son rôle central dans l’art moderne

◗ La méthode biographiq­ue relève d’une histoire de l’art pour le moins passée de mode. Pourtant, dans le cas de Camille Pissarro (1830-1903), on serait tenté de revenir au duo inséparabl­e «la vie et l’oeuvre», tant celles-ci s’entremêlen­t et se façonnent l’une l’autre. «La peinture, l’art en général m’enchante, c’est ma vie», écrit le peintre à son fils Lucien en 1883.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas, la perspectiv­e choisie par Josef Helfenstei­n, directeur du Kunstmuseu­m de Bâle, et Christophe Duvivier, directeur des Musées de Pontoise, n’est pas celle d’une rétrospect­ive classique, même si elle en suit le fil chronologi­que et embrasse, fait rare et nouveau par rapport aux exposition­s parisienne­s récentes, «tous les aspects» de l’art de Pissarro – selon l’intention originelle, et ambitieuse, des commissair­es.

Il est ici question d’«atelier», au sens d’une expériment­ation créatrice, incessante et collective. Peu à peu, le peintre se dévoile à travers les autres. Amis, compagnons de travail: toute une constellat­ion artistique et culturelle l’éclaire en miroir. C’est là l’intérêt de la démarche, guidée par la personnali­té même de celui qui en est le centre.

VIE MODESTE ET CHAMPÊTRE

Quel était donc cet homme qui incarnait «quelque chose comme le bon Dieu» pour Cézanne? Juif et cosmopolit­e, trilingue, Pissarro est né à Saint-Thomas, île des Antilles danoises, où il grandit. Cette enfance place d’emblée sa trajectoir­e sous le signe de l’ouverture. Autodidact­e et anarchiste convaincu, «il se forme en formant les autres, souvent bien plus jeunes que lui, dans un échange toujours situé sur un plan d’égalité», explique Christophe Duvivier. Car l’humilité définit Pissarro.

Cette qualité, mise en exergue par T. J. Clark dans le catalogue d’exposition, caractéris­e aussi ses sujets et son style. L’artiste travaille la peinture comme les paysans travaillen­t la terre, dans une relation de proximité et de solidarité. Il place au coeur de son art la vie modeste et champêtre, plutôt que les loisirs d’une société bourgeoise susceptibl­e de lui apporter, en retour, un succès financier pourtant très attendu. C’est que Pissarro «n’est pas un carriérist­e, mais un humaniste», pointe Josef Helfenstei­n.

Ce regard aimant porté sur l’humain transparaî­t dans le traitement des figures. Enveloppée­s d’une circulatio­n de lumière, elles dégagent un éclat doux et silencieux. On pense au Bain de pieds (1895), venu de Chicago, aux Glaneuses (1889), à cette Paysanne ramassant de l’herbe (1881) environnée d’harmonies vertes et bleutées. Surtout, la nature altruiste du peintre n’est pas sans effet sur l’évolution même de l’impression­nisme. Pissarro est l’un des premiers à voir le talent de Cézanne. Il le défend, le conseille. Il encourage aussi Gauguin dans la voie de la peinture. Il soutient Signac et Seurat. Tous ont été influencés par Pissarro, explorateu­r, précurseur, fédérateur. Un rayonnemen­t que le visiteur, sans se plonger dans le catalogue scientifiq­ue, peut intuitivem­ent saisir grâce aux multiples correspond­ances de tableau en tableau.

Dans cette exposition bâloise, les toiles dialoguent entre elles comme les artistes qui les créèrent. Une peinture majestueus­e de Corot rappelle la collaborat­ion initiale de Pissarro avec les peintres de Barbizon. L’arbre haut, l’air qui circule, la touche déjà libre: voilà certains éléments d’un vocabulair­e pictural que l’on reconnaît quelques mètres plus loin. Ailleurs, le dialogue se cristallis­e autour de vues enneigées. Observés de près, Chemin des Creux, Louvecienn­es, neige (1872), de Pissarro, et Le Boulevard de Pontoise à Argenteuil, neige (1875), de Monet, ont dans le geste une audace et une spontanéit­é communes, expression­s de l’esthétique impression­niste naissante.

SIMPLIFICA­TION ATEMPORELL­E

Le lien à Cézanne est magnifique. Les deux amis, on le sait, ont longtemps peint ensemble. Une dizaine d’années, entre 1872 et 1885. Ils discutent, ils vivent de peinture. «Cézanne, consigne Pissarro, a subi mon influence à Pontoise et moi la sienne. Parbleu, nous étions toujours ensemble!» Jadis exécutés côte à côte – lorsque les artistes s’attelaient à capter, sur le vif, la sensation –, certains tableaux sont aujourd’hui réunis sur les cimaises.

On s’approche au plus près de ce qui les unit, et de ce qui les distingue aussi. Là où Pissarro, dans La Côte des Boeufs, L’Hermitage, Pontoise (1877), retrace quelque chose de l’opacité naturelle créée par les arbres voilant les maisons, Cézanne, peignant le même point de vue la même année, oeuvre à une forme de simplifica­tion atemporell­e.

«Constammen­t en mouvement, constammen­t ouvert aux autres»: les commissair­es ont voulu montrer «cette recherche, cette invention permanente» de Pissarro, flagrante dans les arts graphiques. Avec Mary Cassatt et Edgar Degas, il développe la gravure impression­niste. En grands chefs de cuisine, ils explorent les possibilit­és infinies de l’estampe – pointe sèche, vernis mou, aquatinte, gravure en couleur. Selon la technique, Pissarro adapte sa touche. Ainsi ses éventails, peints sur soie à la tempera ou à la gouache, décrivent des figures aux couleurs plus saturées.

Un temps enrichie par l’expérience néo-impression­niste, la quête exploratoi­re de Pissarro nourrit sans cesse son langage pictural. A la fin de sa vie, sa touche se complexifi­e et culmine dans les vues urbaines et portuaires. Mais, d’un bout à l’autre, une «superbe unité», pour citer Signac, environne l’homme et ses oeuvres, à l’image de la lumière diffuse qui toujours circule et relie, sans heurt, un ton à l’autre. L’exposition sait lui rendre hommage. ■

«Camille Pissarro. L’atelier de la modernité», Kunstmuseu­m Bâle, jusqu’au 23 janvier 2022.

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 ?? (THE NATIONAL GALLERY, LONDON) ?? Camille Pissarro, «Côte des Boeufs, Pontoise», 1877, huile sur toile.
(THE NATIONAL GALLERY, LONDON) Camille Pissarro, «Côte des Boeufs, Pontoise», 1877, huile sur toile.
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