«Le débat, c’est la chair de la politique»
L’un des politiciens les plus en vue de ces vingt dernières années quitte le parlement. Ancien président du Parti socialiste suisse, le Fribourgeois revient sur les moments forts de sa carrière. Il se dit aussi inquiet du climat politique actuel
Christian Levrat a marqué la politique suisse. Président du PS durant douze ans, le Fribourgeois a été un stratège hors pair, même s’il n’a pas gagné tous ses combats. Dès le 1er décembre, l’ancien syndicaliste sera président de La Poste. Rencontre au Palais fédéral avec celui qui est encore, pour quelques jours, conseiller aux Etats.
Lundi a débuté la session d’automne des Chambres fédérales, c’est la dernière de votre carrière. Comment vivez-vous cela? Sereinement. La période délicate, c’est lorsque je devais choisir entre la présidence de La Poste et la candidature au Conseil d’Etat fribourgeois. Aujourd’hui, je dois encore suivre quelques dossiers, mais ma tête est déjà de plus en plus à La Poste.
Qu’est-ce qui vous manquera le plus après avoir arrêté votre carrière politique? Les campagnes électorales. La plupart de mes collègues trouvent cela lourd, exigeant. Moi, j’ai toujours adoré cela. C’est l’occasion de voir en l’espace de quelques mois des milieux extraordinairement différents. J’aime les rencontres et les débats. Les débats, vous adorez. Oui j’adore cela. Je ne me souviens pas d’avoir refusé un débat auquel je pouvais participer. Quel que soit le thème ou le milieu. Je me rappelle un débat, en 2004 ou 2005, face à Christoph Blocher lors d’une assemblée des délégués de l’UDC. C’était sur la politique d’asile et j’avais reproché à Christoph Blocher de ne pas avoir conclu d’accords de rapatriement. Les gens étaient tellement en rage que j’ai dû être escorté jusqu’à la sortie de la salle. Le débat, c’est la chair de la politique, c’est là où les idées s’affrontent, où les émotions sortent.
Vous avez appris à débattre, ou chez vous c’était inné? Les deux. Pendant longtemps, j’ai suivi des cours de communication. Quand les débats se passaient mal, on les regardait avec un coach. Ils doivent aussi avoir un côté ludique. J’ai eu la chance de vivre une période où la place du débat était très importante. Où des formats permettaient de s’exprimer de façon plus spontanée que maintenant. Je pense notamment aux formules «un contre un» d’Infrarouge. Il y avait une vraie prise de risque qui me plaisait beaucoup.
Un débat qui vous a marqué?
Le pire souvenir de ma vie, c’était un débat contre Claude Ruey sur la privatisation de Swisscom. On a parlé l’un sur l’autre pendant une heure. Personne n’a rien compris. Par la suite, on avait établi une règle tacite de ne pas s’interrompre. Il y a aussi eu des débats très tendus après la diffusion du documentaire sur l’éviction de Christoph Blocher. L’UDC tentait de construire une thèse du complot et nous, on essayait de démontrer que c’était le déroulement ordinaire de la vie politique. Le débat cristallise les tensions politiques du moment, il permet de les exprimer avec une vivacité qui est assez rare en politique suisse. C’est souvent là que transparaît la vérité ou la réalité des choses.
Certains affirment pourtant que les Suisses préfèrent les débats modérés et consensuels… J’ai participé des dizaines de fois à Arena. Les émissions qui sont le plus appréciées sont celles où il y a de véritables passes d’arme politique, ce qui n’empêche pas un certain respect. Avec Christophe Darbellay, j’ai fait des débats très vifs alors qu’on est assez proches.
L’une de vos grandes forces était de pouvoir débattre en français et en allemand. C’est indispensable. En Suisse romande, on ne se rend pas compte que la politique suisse se passe presque toujours en allemand.
On communique différemment des deux côtés de la Sarine? Je me suis toujours interdit d’avoir, contrairement à d’autres, des messages différents en français et en allemand. Par contre, la tonalité change. Du coup, j’ai une image plutôt consensuelle et pragmatique en Suisse romande et très marquée à gauche en Suisse alémanique.
Le fait que vous parliez le «Hochdeutsch» et non le suisse-allemand était-ce un désavantage? Oui. Mais c’est de ma faute. J’ai été paresseux. Je ne me suis jamais mis au suisse-allemand. Le handicap, c’est qu’en bon allemand vous parlez à la raison, alors qu’en Schwyzerdütsch vous parlez aux tripes.
Vous mentionniez Christoph Blocher. Son éviction du Conseil fédéral, c’est votre plus beau coup politique? Non, l’affaire qui a été politiquement la plus délicate est l’épisode RIE3/RFFA. D’abord, lancer et gagner un référendum contre une réforme fiscale, alors que la gauche n’avait pratiquement jamais gagné de référendum sur ce terrain. A l’interne, on était divisés. Ensuite, il a fallu trouver un terrain d’entente avec la droite pour diminuer l’ampleur des déductions fiscales qu’on autorisait aux entreprises et garantir un financement de l’AVS.
Le compromis s’est joué aux Etats avec Karin Keller-Sutter (PLR), Konrad Graber (PDC), Paul Rechsteiner (PS) et vous. On avait une relation de travail entre nous qui s’est révélée efficace. Egalement après la votation sur l’immigration de masse, alors qu’il s’agissait de sortir de l’ornière.
N’est-ce pas cela qui vous a manqué après les départs de Fulvio Pelli et Christophe Darbellay? Il était devenu difficile de trouver des compromis avec les autres présidents de partis. Oui, c’est pour cela que ces compromis se sont déplacés aux Etats. Ce ne sont pas les départs de ces deux présidents qui ont changé la situation car je m’entends très bien avec Gerhard Pfister. Il a beaucoup de qualité, il est intelligent, il tient parole… Mais après les élections fédérales de 2015, l’UDC et le PLR avaient la majorité au Conseil national et il n’était plus possible de trouver des compromis.
Si l’on en revient à la chute de Christoph Blocher, votre exploit a été de convaincre les autres partis de vous suivre? En 2007, nous avons publié un livre (Changer d’ère) avec Alain Berset dans lequel nous exposions notre plan: évincer Christoph Blocher du Conseil fédéral et construire une alliance avec le PDC pour faire des réformes en matière de politique économique et sociale. L’UDC a été surprise du soutien du PDC et des PLR romands, mais il n’y a pas eu de complot. La non-réélection de Christoph Blocher est la conséquence de sa pratique politique au gouvernement.
La plus grande difficulté a été de trouver un candidat, en l’occurrence une candidate… Oui car l’UDC, de manière peu démocratique, avait annoncé qu’elle expulserait ceux qui accepteraient d’être candidats. En tout cas, nous avons eu la main heureuse car Eveline Widmer-Schlumpf s’est avérée être une excellente conseillère fédérale alors que l’UDC a tout fait pour lui pourrir la vie.
Parmi les moments forts de votre carrière, on se souvient aussi de votre immense colère lorsque Simonetta Sommaruga s’est retrouvée à la tête du Département fédéral de justice et police et non à l’Economie.
Vous vous disiez alors trahi par Fulvio Pelli, président du PLR?
J’étais très, très fâché. J’ai d’ailleurs été un peu maladroit car j’ai donné libre cours à ma colère, ce qui nous a obligés, avec Fulvio Pelli, à un exercice d’équilibrisme pour calmer l’affaire. Il voulait porter plainte contre moi.
Ueli Maurer, lui, a volé un jour à votre secours…
Toute la séquence est exceptionnelle. On devait traiter en commission de la loi sur les assurances. J’avais annoncé un référendum si elle n’était pas modifiée. Je ne pouvais donc pas être absent. En même temps j’étais coincé car j’avais, le même matin, la cérémonie de bac de ma fille. Konrad Graber avait proposé de voter pour moi. Mais ensuite, je perds mes clés.
Et donc Ueli Maurer vous a prêté sa voiture?
Il a fait mieux que ça. Il m’a prêté sa voiture et son chauffeur. Et comme, entre-temps, les huissiers ont retrouvé mes clés, Ueli Maurer a ensuite ramené ma voiture à Berne. Cette histoire démontre que l’on peut s’affronter sèchement et avoir des relations humaines cordiales.
Vous aviez pu vous rendre ainsi à la remise de maturité de votre fille Marie, qui s’est désormais lancée en politique. C’est une fierté?
Ce n’est pas une fierté, mais je suis content que ça lui plaise. Je ne crois pas à la politique comme chemin de croix ou comme quête de statut. Elle fait cela avec beaucoup de plaisir et d’énergie.
Et contrairement à vous, elle a tout de suite choisi le PS?
Oui, plutôt que les radicaux… Il faut dire que le paysage politique a particulièrement évolué en Gruyère. A l’époque, le Parti radical était presque un parti d’opposition face aux majorités conservatrices.
Pourquoi avoir quitté le Parti radical?
Premièrement, à la fin des années 1980, après la période Thatcher-Major, j’ai étudié à Leicester et j’ai vu les résultats catastrophiques de la désindustrialisation. Deuxièmement, je n’appréciais pas la politique migratoire de la droite qui n’était pas libérale, mais sécuritaire et frileuse.
Toutes ces années en politique ont aussi été marquées par votre amitié avec Alain Berset?
C’est plus de vingt ans de cheminement commun.
Les relations doivent parfois être compliquées entre un conseiller fédéral et un président de parti?
Non, c’est beaucoup plus simple quand c’est un ami, vous pouvez dire les choses sans avoir trop de craintes de heurter. Alain Berset est un stratège politique hors pair. Du coup, c’est enrichissant de parler avec lui, de se confronter, d’évaluer les situations. Il y a des gens, et il en fait partie, quand vous les quittez, vous avez l’impression d’être devenu plus intelligent.
N’avez-vous pas été parfois jaloux de votre ami conseiller fédéral?
Non. C’était un choix très conscient qui date de 2007. Quand j’ai choisi d’être candidat à la présidence du parti, j’ai décidé que je n’arrondirais pas les angles et donc que je renonçais au Conseil fédéral. J’ai adoré ce que j’ai fait durant douze ans.
Douze ans, n’est-ce pas trop long pour un président?
Le plan était de rester de huit à dix ans, mais j’ai dû prolonger à cause du covid. Cette dernière période a été très intéressante, tout ce qu’on connaissait avait disparu.
Mais les partis ont été mis entre parenthèses… Pas les partis, mais le parlement. Le parlement a eu la sinistre idée de cesser de siéger.
C’était une erreur?
Une erreur totale. La continuité des institutions dans une période de crise est décisive. Nous sommes l’un des seuls parlements européens à avoir agi ainsi. Il nous a fallu un mois et demi pour retrouver un fonctionnement raisonnable. Durant cette période, les grandes associations patronales et syndicales ainsi que les partis ont garanti un minimum de représentativité. Les partis ont été étroitement associés à cette crise, ce qui a permis, au départ, une certaine unité. Aujourd’hui, ce qui est dramatique, c’est que cette unité a complètement disparu. Et le premier parti du pays souffle sur les braises.
Je comprends le sentiment de malaise d’une partie de la population quand on lui dit qu’elle doit se faire vacciner. Mais la responsabilité des partis est de convaincre que le vaccin est une partie de la solution. Pas de faire de la tambouille électorale sur le dos de cette crise.
Vous pensez à Ueli Maurer qui s’est affiché avec un pull des opposants aux mesures covid?
Sur le fond, je trouve intéressant que des gens plus sceptiques face au vaccin soient représentés au Conseil fédéral. Par contre, une fois que la décision est prise et l’orientation donnée, les gouvernements fédéral et cantonaux doivent se montrer unis et déterminés en temps de crise. La responsabilité des cadres politiques devrait être de convaincre la population de se faire vacciner, de participer à une désescalade verbale et d’amener de la sérénité.
Je suis surpris de voir la virulence avec laquelle les discussions sont menées. Dans le public, mais aussi dans le privé. Il doit être possible d’avoir une discussion plus calme. Le chemin tracé est raisonnable, les personnes vaccinées vont gagner une partie de leur liberté. Les non vaccinés vont devoir renoncer à certaines activités, c’est un choix qu’ils ont le droit de faire. C’est une erreur de vitupérer contre le tiers de la population qui ne veut pas se faire vacciner.
Vous craignez des tensions encore exacerbées avec la votation du 28 novembre sur la loi covid?
Je suis un peu inquiet, mais aussi soulagé de voir arriver cette votation. Car c’est la manière dont on règle, en Suisse, ce genre de questions: il y aura une campagne politique – j’espère sans trop de débordements –, ensuite, il y a un résultat et les gens acceptent ce verdict. Cela permettra aux antivax militants de se compter.
En juin, la loi covid n’avait été soutenue que par 60% des votants…
Ce premier vote était un référendum sur la gestion de la crise par le Conseil fédéral. Cette fois, c’est un vote sur le certificat covid. La suppression de ce certificat poserait des problèmes incommensurables, notamment pour voyager dans les pays voisins. Si on le supprime, on arrête tout, et le risque d’un nouveau lockdown augmente. Je pense que cela permettra à la majorité silencieuse de soutenir la voie choisie par la Suisse.
Le climat général se durcit-il aussi avec les propos de l’UDC, qui oppose villes et campagnes?
L’UDC se cherche une story pour les élections de 2023 car l’Europe et la migration ne sont plus porteuses. Elle espère la trouver dans l’opposition entre villes et campagnes. Cette thématique me préoccupe depuis très longtemps. J’ai beaucoup travaillé pour rendre le PS visible dans les régions périphériques. J’avais, par exemple, créé une section du PS en Appenzell Rhodes-Intérieures. C’était le seul canton où on était absents. Je ne pense pas que cela soit sain pour la Suisse d’avoir des campagnes gouvernées presque exclusivement par la droite avec des majorités soviétiques et des villes avec des majorités de gauche tout aussi soviétiques.
Mais il ne faut pas s’y méprendre, l’annonce de l’UDC, c’est une attaque contre le PDC. Ils essaient de se positionner comme défenseurs des campagnes et évincer ainsi le PDC. Et il ne faut pas laisser faire, les partis doivent être le ciment de la cohésion nationale.
En renonçant à vous présenter au Conseil d’Etat fribourgeois, n’avezvous pas trahi votre parti?
En tout cas pas le PS suisse puisque je vais prendre la tête de La Poste et que le service public est au coeur de notre programme économique. D’ailleurs, la présidence actuelle a dit que ce qu’elle n’aurait pas compris, c’était le choix inverse. La question est plus délicate à Fribourg, mais en tout cas je n’ai pas de sentiment de culpabilité.
Cette nomination n’est-elle pas un retour d’ascenseur de Simonetta Sommaruga que vous avez toujours soutenue?
Non, je n’ai pas vécu cela comme ça. La Poste est gérée conjointement par Simonetta Sommaruga et Ueli Maurer, et, à la fin, c’est le Conseil fédéral qui nomme le président. Et je crois que le Conseil fédéral était largement derrière cette proposition. Je comprends que cela ne plaise pas beaucoup aux libéraux pur sucre. Mais La Poste n’est pas n’importe quelle entreprise, elle a 8 millions d’entraîneurs, comme l’équipe de Suisse. Je me retrouve à mi-chemin entre le monde économique et les attentes politiques, c’est un endroit passionnant. La Poste, c’est la Suisse.