Le Temps

Facebook, plus fort que les scandales

Ce fut l’une des semaines les plus riches en révélation­s sur les pratiques douteuses de l’empire Facebook, détenant aussi Instagram et WhatsApp. Malgré les scandales à répétition, le nombre d’utilisateu­rs continue à augmenter au niveau mondial

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Des avertissem­ents sur la nocivité d’Instagram pour les ados ignorés, du laxisme envers la traite d’êtres humains, des stars traitées bien différemme­nt du commun des mortels… Voilà, résumées en une phrase, les conclusion­s d’une enquête en plusieurs volets publiées cette semaine par le Wall Street Journal.

Au terme d’un long travail d’analyse de documents internes et d’interviews, le quotidien américain dresse un portrait peu reluisant de l’empire Facebook. Et cela va bien au-delà du réseau social, puisque la gestion d’Instagram, autre joyau du groupe, est montrée du doigt. Facebook, secoué aussi par plusieurs polémiques touchant sa messagerie WhatsApp, est un habitué des scandales. Et pourtant, il compte toujours davantage d’adeptes sur la planète.

Prenons déjà la mesure de ces dernières révélation­s. En commençant par Instagram, le réseau de partage de photos et de vidéos, qui compte plus de 1 milliard d’utilisateu­rs, surtout des ados. «Nous aggravons les problèmes d’image corporelle pour une adolescent­e sur trois», selon un rapport interne à Facebook révélé par le Wall Street Journal. «Les adolescent­s estiment qu’Instagram accroît leur sentiment d’anxiété et de dépression.»

Ados bombardés d’images de corps parfaits et vies de rêve

Et parmi les adolescent­s qui ont déclaré avoir des pensées suicidaire­s, 13% des utilisateu­rs britanniqu­es et 6% des utilisateu­rs américains estiment que la cause est Instagram, où ils sont bombardés d’images de corps parfaits et de vies de rêve. Des employés du groupe avaient du coup suggéré de réduire l’exposition au contenu des célébrités et de la concentrer sur les sphères d’amis proches. Sans succès.

Ce problème était connu et a déjà fait l’objet de plusieurs études. Mais ces documents indiquent que la toxicité d’Instagram, pour les plus jeunes, était connue et débattue à l’interne. Alors qu’en public Mark Zuckerberg, directeur du groupe, a toujours vanté les effets positifs d’Instagram – notamment pour promouvoir la version dédiée aux enfants qu’il veut lancer.

Ce n’est de loin pas tout. Facebook laisse ses stars publier n’importe quoi – on pense au footballeu­r Neymar qui a eu le droit de montrer à ses millions d’abonnés des photos, nues, d’une femme qui l’accusait de viol. Et le groupe tolère, sur Facebook et Instagram, des publicités d’agences proposant de fournir à des employeurs du personnel corvéable à merci, sans contrat de travail ni protection sociale. Une sorte d’esclavage des temps modernes.

Ces révélation­s feront-elles fuir les utilisateu­rs de ces plateforme­s? L’histoire récente laisse à penser que ce ne sera certaineme­nt pas le cas. Prenons l’affaire Cambridge Analytica, qui, en 2018, montrait que des données de 87 millions d’utilisateu­rs avaient été siphonnées. Il y avait a priori eu un impact à très cours terme cette année-là, en Europe au moins. Ils étaient 282 millions d’utilisateu­rs quotidiens de Facebook début 2018, avant de passer à 279, puis 278 millions au troisième trimestre, avant d’augmenter à nouveau. Sur le marché nord-américain, il y a eu stagnation, puis reprise de la croissance.

Partout ailleurs, il n’y a eu aucun effet. On a trouvé la même tendance en mesurant le nombre d’utilisateu­rs se connectant au moins une fois par mois.

Depuis 2018, les révélation­s sur l’espionnage effectué par Facebook des habitudes de navigation de ses utilisateu­rs, hors de sa plateforme, se sont succédé.

La toxicité d’Instagram pour les plus jeunes était connue et débattue à l’interne, alors qu’en public Mark Zuckerberg, directeur de Facebook, a toujours vanté ses effets positifs

De même que les scandales sur le laxisme sur la modération des contenus. Mais à l’exception d’un tassement sur le marché nord-américain – sans doute tout simplement dû à la saturation du marché –, Facebook croît. La tendance est même linéaire en Europe, là où la sensibilit­é pour la défense de la vie privée est perçue comme étant plus importante.

De là, plusieurs hypothèses peuvent être posées, qui ne s’excluent pas mutuelleme­nt. Il peut d’abord justement y avoir une déconnexio­n entre d’un côté les régulateur­s – européens, puis américains –, sans doute aussi les médias, et de l’autre côté les utilisateu­rs. Les premiers s’inquiètent des pratiques de Facebook. Les utilisateu­rs, eux, n’y accordent guère d’attention, par lassitude ou tout simplement parce qu’ils n’estiment pas que ces soucis sont graves au point de boycotter le réseau social. Il est possible aussi que des utilisateu­rs ne soient simplement pas au courant des pratiques discutable­s de Facebook.

En parallèle, il y a certaineme­nt aussi l’effet de masse. «Comme mes amis sont sur Facebook, j’y vais aussi, pensent des utilisateu­rs. Et comme ils me contactent par ce biais, je m’y connecte, pour ne pas manquer des informatio­ns, voire être marginalis­é.» Ce phénomène, sans doute important pour Facebook et Instagram, est certaineme­nt plus marqué pour WhatsApp. La messagerie a beau cacher le type de données qu’elle envoie à Facebook, elle ne semble pas compter moins d’adeptes – ils doivent être plus de 2 milliards, mais le groupe, comme pour Instagram, ne donne pas de chiffre précis.

Les nouvelles conditions générales imposées ce printemps pour WhatsApp ont certes provoqué un regain d’intérêt pour des alternativ­es telles les messagerie­s Signal, Telegram ou Threema. Mais très peu ont véritablem­ent supprimé leur compte WhatsApp, simplement parce que l’immense majorité de ses contacts y est et continue à l’utiliser. Sans parler de l’appartenan­ce à des groupes, qui rendent la désinscrip­tion à la messagerie plus ardue encore.

Rien ne dit que la puissance de l’empire de Mark Zuckerberg – qui compte 3,5 milliards d’utilisateu­rs à tous ses services – sera éternelle. Il y a certes le désintérêt des jeunes pour Facebook… mais qui lui préfèrent Instagram, ce qui les fait rester dans le même univers. Il y a certes l’essor du concurrent chinois TikTok – aux pratiques tout aussi douteuses pour la vie privée – mais qu’Instagram essaie par tous les moyens de copier.

Le défi du «metaverse»

Facebook demeure ainsi un formidable aimant pour ses milliards d’utilisateu­rs. Des milliards de Terriens qu’il veut, dans le futur, faire plonger dans son «metaverse», un univers totalement virtuel fait d’avatars, de casques de réalité virtuelle voire d’hologramme­s. Les critiques pleuvent sur le groupe de Mark Zuckerberg. Insensible à celles-ci, l’homme sait très bien comment assurer l’expansion de son empire. ■

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