La revanche du réel
On s'y attendait. Durant l'été, ce fut la vengeance de la consommation et du plaisir. Après avoir été séquestré et sevré pendant des mois, tout le monde a voulu profiter de la vie. La conséquence en a été une explosion des cas de covid et de l'inflation. Mais ce fut aussi la redécouverte de l'importance de l'économie tangible, celle du réel.
Il y a un dessin de presse qui m'a toujours interpellé: c'est un chef de restaurant qui répond au téléphone et qui dit à son interlocuteur: «Nous sommes désolés, mais nous ne pouvons pas vous envoyer de pizza en annexe d'un courriel!» On peut rêver qu'un jour, on puisse le faire en l'imprimant en 3D, mais pour le moment, c'est impossible. On ne boit pas du bitcoin, on ne mange pas du Netflix.
Pendant la pandémie, nous avons vécu dans un monde irréel. Tout était «E», que ce soit le commerce, la médecine, l'éducation, les paiements, tout pouvait se faire électroniquement et sur écran. Nous avons vécu dans une bulle virtuelle où la distinction entre le réel et l'irréel s'estompait. On a oublié que la nouvelle économie ne pouvait survivre sans l'ancienne, celle qui gère le tangible.
Amazon règne sur le commerce en ligne. Mais elle excelle aussi dans la logistique. Par exemple, elle a investi considérablement dans sa flotte d'avions pour livrer les produits qu'elle vend sur ces plateformes. Aujourd'hui, Amazon opère plus de 164 vols par jour aux Etats-Unis et 70% des Américains vivent à moins de 150 km d'un aéroport où la compagnie est présente. Le succès d'Amazon, c'est aussi de maîtriser le réel.
Il en est de même pour le transport maritime. L'explosion de la consommation a conduit à une congestion sans précédent des ports. Aux Etats-Unis, les importations ont augmenté de 20% en juillet par rapport à l'année dernière et de 11% par rapport à 2019. De nouveau, dans presque tous les grands ports du monde, on voit des bateaux en attente de déchargement. En ce moment, il y en a plus de 40 au large de Los Angeles.
Sur terre, on manque de conducteurs de camions. En Grande-Bretagne, une fois les biens déchargés, on ne trouve plus de camionneurs pour les transporter. La crise est telle qu'une société comme Tesco offre un bonus d'entrée de 1300 francs pour tout nouveau chauffeur. En Alsace, dans plusieurs communes, ce sont les conducteurs de bus scolaires qui manquent. Les enfants rencontrent des difficultés pour aller à l'école.
Et puis, il y a les cartons. Face à la sophistication et à la technologie grandissantes qui nous entourent, on réalise l'importance toute bête d'avoir un carton. Les investisseurs ne s'y sont pas trompés et les grandes entreprises de cartonnage ont «cartonné» en bourse: en une année, le cours de Smurfit Kappa a augmenté de 84% et celui de Mondi de 58%. C'est moins flamboyant qu'Apple, mais c'est presque tout aussi efficace.
L'hôtellerie est un des grands secteurs d'industrie sinistrés par la pandémie. La conséquence des fermetures a été aussi que de nombreux employés sont allés chercher des emplois ailleurs. Or le désir de partir en vacances, voire en voyage d'affaires, reprend. La plus grande chaîne hôtelière du monde, Marriott, cherche désespérément à employer 10000 nouveaux collaborateurs pour faire face à la demande.
Nous vivons dans une économie de la visibilité. Les médias, naturellement, préféreront donner de la prééminence à Elon Musk et ses projets un peu fous ou à Jeff Bezos et Richard Branson qui vont dans l'espace. Mais, en fin de compte, on a probablement plus besoin de cartons que de navettes spatiales.
Cette crise de l'économie réelle a surpris tout le monde. Les experts pensent qu'elle va durer encore un ou deux ans. Mais quand les approvisionnements auront repris normalement, est-ce que les consommateurs seront toujours là?
Car la demande qui surfe sur le virtuel et l'approvisionnement qui nage dans le réel sont cycliques, mais sur des durées différentes et non synchronisées. Réconcilier ces cycles est le grand problème que devront résoudre les entreprises ces prochains mois.
En fin de compte, l'économie du réel est parfois un peu désuète et ennuyeuse. Pourtant, elle est le socle de la prospérité économique. L'ignorer, c'est construire une économie aux pieds d'argile qui peut vaciller à chaque instant.
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