Le Temps

Quand Geberit passe de l’autre côté du mur

Discret, caché derrière les parois des salles de bains, le géant saint-gallois se targue d’une constance et d’une stabilité sans faille. Cette apparente inertie ne l’empêche pas de prendre son monde de court lorsqu’il rachète Sanitec et passe de l’autre c

- @RRichteric­h

Les virages en épingle, très peu pour lui. Geberit, son fort, c’est la continuité, la constance et la stabilité. Le spécialist­e des chasses d’eau et systèmes d’écoulement est par définition plutôt discret, avec ses installati­ons dissimulée­s derrière les parois de nos lieux de vie les plus intimes. Alors, quand le groupe saint-gallois annonce vouloir débourser 1,3 milliard de francs – la plus grosse acquisitio­n de son histoire – pour racheter un fabricant de vasques et de baignoires finlandais, la nouvelle fait l’effet d’un mini-séisme.

Longuement prémédité

C’était le 14 octobre 2014. Au siège du groupe à Rapperswil-Jona dans le canton de Saint-Gall, on applaudit. «Les collègues me disaient, enfin! Après dix ans de réglages et de mises au point, nous concrétisi­ons quelque chose de fort», raconte Albert Baehny, actuel président de Geberit. Il achevait un mandat d’une décennie à la direction, dont quatre ans en double mandat, portant le groupe au sommet de sa rentabilit­é, avec une marge opérationn­elle qui allait atteindre 27,3% à la fin de l’année, doublée d’une hausse historique de son bénéfice net de 14,4% à près d’un demi-milliard de francs.

A l’externe, c’est l’incompréhe­nsion. Le dirigeant essuie un flot de critiques. «Nous étions surpris. Depuis des années, le management martelait que jamais le groupe ne se lancerait dans la céramique», se souvient Bernd Pomrehn, analyste chez Vontobel. «C’était plutôt osé», relève de son côté Alexandre Stucki, directeur et fondateur d’AS Investment Management, spécialisé dans les actions helvétique­s.

Le marché de la constructi­on évoluait dans un climat tendu. Au moment de son rachat, Sanitec, orienté milieu et haut de gamme, possédait un portefeuil­le de plus d’une quinzaine de marques et opérait avec quelque 6200 collaborat­eurs sur 18 sites de production en Europe. Le groupe d’Helsinki enregistra­it une baisse de ses revenus à fin 2014 à 689 millions d’euros. «Le travail d’intégratio­n s’annonçait long et coûteux», souligne encore Alexandre Stucki.

Malgré la pluie de critiques, Geberit ne se laisse pas déstabilis­er, «la direction a maintenu son cap, sans céder à la pression des actionnair­es», relate Marc Possa, associé du gestionnai­re VV Vermögensv­erwaltung et fin connaisseu­r des sociétés cotées helvétique­s. «C’est le style Baehny», qui dirige par ailleurs le chimiste Lonza, sourit le spécialist­e. Et plus généraleme­nt celui des dirigeants de Geberit, «qui ont la particular­ité de conduire le groupe de manière personnell­e et engagée, comme le ferait le patron d’une entreprise familiale», ajoute Marc Possa.

Ce qui est apparu aux yeux de certains observateu­rs comme une dangereuse embardée était en fait méticuleus­ement préparé. «Dès 2010, je savais que nous devions élargir nos horizons», glisse le dirigeant avec une lueur d’espiègleri­e dans le regard. Dans le créneau des installati­ons sanitaires situées derrière la paroi, le coeur de métier de Geberit, les marchés arrivaient à maturité. Mais pas question pour le groupe, dont les produits équipent notamment le Palais de la musique et des congrès de Strasbourg ou les saunas publics de Löyly à Helsinki, de descendre en gamme et de brader les prix pour gagner des parts sur les marchés émergents.

Focalisé sur le marché européen

Geberit se focalise sur l’Europe et tient à conserver son modèle d’affaires, qui constitue le socle de sa stabilité: les revenus proviennen­t pour 60% des rénovation­s d’immeubles et la maintenanc­e d’installati­ons existantes, tant dans le segment commercial – hôtels, restaurant­s, aéroports – que résidentie­l. Les nouvelles constructi­ons n’en représente­nt que 40%. Cet équilibre, qui peut varier de quelques points de pourcentag­e de part et d’autre en fonction des marchés et de la conjonctur­e, permet au groupe d’être beaucoup moins tributaire des cycles.

Les prix des produits de Geberit, eux, sont maintenus stables, quelles que soient les fluctuatio­ns de volumes et des prix des matières premières, ce qui permet de maintenir une certaine stabilité dans les volumes de commandes. «Nos clients – majoritair­ement des plombiers – doivent choisir nos produits avant tout selon des critères de qualité et de fiabilité», insiste Albert Baehny.

Pour croître, restait l’option de la diversific­ation. Deux segments d’affaires complément­aires s’offraient au groupe: la robinetter­ie ou la céramique (vasques, WC et baignoires). «La céramique, c’était le meilleur choix, pour son potentiel d’innovation et de gains en efficience dans la production», tranche Albert Baehny. Le dirigeant ne dévoile cependant rien de ses plans. «Je ne pouvais pas en parler, y compris à l’interne. Vous imaginez les spéculatio­ns qu’une telle annonce aurait entraînées? J’ai préféré le silence, pour pouvoir travailler dans la tranquilli­té, jusqu’à ce que nous soyons prêts à passer à l’action.»

Avant d’investir, il fallait thésaurise­r et, pour cela, gagner en efficience. Geberit optimise dans un premier temps ses processus de production. Début 2007, il convoque l’ensemble des responsabl­es d’usines. «J’ai exigé qu’en l’espace de cinq ans plus une seule main humaine ne touche les produits», relate Albert Baehny. Les chefs d’équipe avaient carte blanche pour la mise en oeuvre et nous (la direction) faisions un point de la situation avec eux chaque trimestre.» Les lignes sont progressiv­ement simplifiée­s – chaque produit n’est fabriqué que sur un seul site – et automatisé­es. «Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvions maintenir nos unités de production en Suisse et en Allemagne», insiste le dirigeant – c’est de l’usine de Jona que le groupe sort sa version du WC lavant, qui équipe notamment les sanitaires des salons VIP de l’aéroport de Francfort.

«La multinatio­nale s’efforce aussi de simplifier sa logistique», note Alexandre Stucki, avec la mise en service d’un immense centre de distributi­on en Allemagne, où sont centralisé­es puis dispatchée­s les commandes vers l’Europe. Autre facteur de maîtrise des coûts: Geberit est piloté par une équipe dirigeante restreinte avec six membres au conseil d’administra­tion et autant à la direction, «c’est peu pour un groupe de cette taille», fait remarquer Bernd Pomrehn.

Dix ans auront été nécessaire­s au total pour optimiser l’ensemble de ces processus techniques et administra­tifs. «Alors seulement nous étions «fits», prêts à gravir un sommet», compare avec satisfacti­on Albert Baehny, en écho à sa passion, la varappe. Le moment était venu pour le groupe de réaliser la plus importante acquisitio­n de son histoire et, pour le dirigeant, celui de se retirer de la direction exécutive.

Fermetures d’usines et suppressio­ns de postes

Le long travail d’intégratio­n de Sanitec sera mené par son successeur Christian Buhl, qui a pris ses fonctions début 2015, avec la continuité qui caractéris­e le groupe – il a intégré le groupe en 2009 puis pris les commandes de la filiale allemande en 2012. Les débuts sont difficiles, les investisse­urs continuent de douter du bien-fondé de l’opération. Le processus affecte à hauteur de 10,8 millions de francs le bénéfice opérationn­el de Geberit et de 14,5 millions son bénéfice net au premier trimestre 2015, faisant plonger l’action de plus de 18% dans les jours qui suivent la publicatio­n des résultats.

Geberit, devenu numéro un européen des techniques sanitaires avec le rachat, vise là encore l’efficience. La production est automatisé­e et simplifiée. Des plus de 15 marques, il n’en restera plus que six. Un processus qui ne se déroule pas sans heurts: à l’automne 2016, des centaines de salariés français d’Allia, filiale de feu Sanitec, débarquent dans la paisible commune de Jona pour protester à coups de tambours et de sifflets contre la mise à l’arrêt de deux usines à La Villeneuve-au-Chêne et Digoin en Bourgogne. Les deux sites de production, ainsi qu’un troisième dédié à la logistique, seront fermés. Geberit se refuse à chiffrer les suppressio­ns de postes liées à l’intégratio­n de Sanitec, «des postes ont été supprimés, mais d’autres ont été créés, difficile de formuler une réponse correcte», répond Albert Baehny.

Aujourd’hui, Geberit compte 29 sites de production dont ceux de Jona et Givisiez, dans le canton de Fribourg. Avec le rachat, le groupe a doublé ses effectifs à environ 11600 collaborat­eurs répartis dans plus de 50 pays, dont 1670 en Suisse. Les affaires ont retrouvé leur rythme de croisière, avec une croissance organique qui s’établit à près de 5% par an en moyenne depuis 2005 et une marge opérationn­elle comprise entre 25 et 35% depuis quinze ans.

«Les quelques mécontents qui ont voulu sanctionne­r nos décisions en vendant leurs actions doivent s’en mordre les doigts», glisse Albert Baehny. Depuis le rachat, le titre a gagné 145% et depuis le début de sa cotation en 1999, il a gagné 2000%. En 2020, année marquée par la crise sanitaire, la multinatio­nale a généré un chiffre d’affaires stable à près de 3 milliards de francs, profitant des confinemen­ts qui ont conduit nombre de personnes à rénover et embellir leur chez-soi. Comme une ultime validation de cette décision de Geberit de passer de l’autre côté du carrelage de nos salles de bains.

«Les dirigeants de Geberit ont la particular­ité de conduire le groupe de manière personnell­e et engagée, comme le ferait le patron d’une entreprise familiale» MARC POSSA, ASSOCIÉ DU GESTIONNAI­RE VV VERMÖGENSV­ERWALTUNG

 ?? (MARTIN RUETSCHI/KEYSTONE) ?? Avant de racheter Sanitec en 2014, les lignes de production de Geberit ont été simplifiée­s – un seul produit fabriqué par site – et automatisé­es, à l’exemple de l’usine historique de Rapperswil-Jona (SG).
(MARTIN RUETSCHI/KEYSTONE) Avant de racheter Sanitec en 2014, les lignes de production de Geberit ont été simplifiée­s – un seul produit fabriqué par site – et automatisé­es, à l’exemple de l’usine historique de Rapperswil-Jona (SG).

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