Une tension croissante entre le football des clubs et celui des nations
L’idée d’une Coupe du monde de football tous les deux ans vient d’être relancée par la FIFA à la suite d’une étude qu’elle a confiée à la Fédération de football d’Arabie saoudite (qui serait intéressée à l’organiser, comme son concurrent régional le Qatar le fera en 2022). Que penser de cette idée? Et quel est l’enjeu pour l’organisation du football et du sport en général?
La motivation d’une Coupe du monde de football biennale est d’abord financière. La FIFA tire l’essentiel de ses revenus de cet événement: en 2018, la Coupe du monde, en Russie, a été le vecteur d’une croissance exceptionnelle pour la FIFA, avec un chiffre d’affaires d’environ 5,4 milliards de francs (532% de plus que l’année 2017 sans Coupe du monde). Ces revenus sont ensuite redistribués en grande partie à ses 211 membres, les fédérations nationales de football, qui sont de plus en plus gourmandes. Cette tension explique aussi en partie le changement de format de la compétition de 32 à 48 équipes à partir de la Coupe 2026, permettant de proposer plus de matchs aux partenaires économiques de la FIFA et donc de générer de nouvelles recettes.
Seul un test grandeur nature…
Une coupe biennale pourrait potentiellement doubler ces revenus pour la FIFA et ses membres et les rendre plus réguliers pour autant que les sponsors, et surtout les télévisions (64% du chiffre d’affaires de 2018), suivent. Cela n’est pas garanti, mais seul un essai grandeur nature pourrait apporter une réponse empirique. L’événement Coupe du monde souffrirait certainement en rareté, mais d’autres Championnats du monde sont biennaux (ski, athlétisme) et la plupart sont annuels (hockey sur glace, cyclisme). Les Jeux d’hiver et d’été alternent également tous les deux ans depuis 1994 et les revenus des olympiades hivernales en ont grandement bénéficié.
Il y aurait bien sûr des problèmes de calendrier avec la Coupe du monde féminine, les championnats continentaux (Euro, Copa America…) et d’autres matchs, sans compter les compétitions dans d’autres sports très médiatiques (tennis, cyclisme…) qui seraient sans doute touchés par des baisses de revenus provenant de la diffusion et du sponsoring. Mais le problème n’est pas uniquement financier. Il tient à la structure du football mondial et à sa gouvernance. Les bons joueurs de football sont des employés de leurs clubs et ne peuvent participer à d’autres matchs qu’avec leur autorisation expresse en dehors des fenêtres internationales de la FIFA.
Bien que liée au contexte sanitaire, la menace récente des clubs de Premier League de ne pas libérer les joueurs devant rejoindre des sélections nationales «à risque» illustre la tension entre le football des clubs et celui des nations. Cette situation existe aussi quand les puissantes ligues nord-américaines sont impliquées. Ainsi, les joueurs de la NHL (National Hockey League) n’ont pu participer au tournoi de hockey sur glace des Jeux d’hiver de Pyeongchang 2018, alors que leur ligue et leurs clubs employeurs les autoriseraient en principe à participer aux Jeux d’hiver de Pékin 2022 (sur des bases financières non publiques).
Deux modèles s’opposent
Dans les sports non professionnels, c’est-à-dire pour l’instant presque tous sauf le tennis, le golf et la plupart des sports d’équipe, la situation est très différente car les athlètes ne sont pas employés par un club, mais libres de leurs mouvements. Cette situation favorable aux fédérations pourrait changer avec le développement de ligues «privées» comme l’International Swimming League (ISL), la WTT (World Table Tennis) ou le GCT (Global Champions Tour, en saut d’obstacles) qui versent un important prize money à «leurs» athlètes.
Les fédérations internationales ont essayé de réagir en menaçant les athlètes de ne pouvoir participer aux Jeux olympiques s’ils rejoignaient ces ligues privées, mais l’Union européenne a décrété que cela était contraire au droit européen de la concurrence. La question n’est pas encore totalement réglée et occupera l’actualité sportive des prochaines années comme les suites du projet de «super ligue» européenne de football qui fait l’objet de plaintes auprès d’autorités judiciaires nationales. Elle oppose directement le modèle dit «européen» du sport (athlètes-clubs-fédérations) au modèle nord-américain, qui gagne du terrain ( joueurs-équipes-ligues).
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Restent les questions de fond. Pourquoi une telle précipitation à faire passer ce projet alors que la Coupe du monde doit déjà expérimenter en 2026 un nouveau format (48 pays qualifiés, trois pays organisateurs) à la réussite très incertaine? L’argument avancé est celui du développement des sélections africaines et asiatiques, au double motif qu’elles auront deux fois plus de chances de participer et deux fois plus de rentrées financières pour se développer. Mais le format à 48 équipes fait déjà passer de cinq à neuf le nombre d’équipes africaines qualifiées, et de cinq à huit le nombre d’équipes asiatiques. Les millions généreusement déversés dans ces pays depuis des années n’ont pas fait progresser les sélections africaines et asiatiques, qui régressent depuis dix ans. De même, la tenue de quatre Copa America en sept ans n’a fait que diluer l’intérêt pour cette compétition.
Les femmes, encore oubliées
Pourquoi, si le but est vraiment d’améliorer la qualité du football, est-on d’ailleurs passé à une Coupe du monde à 48 équipes? En 2016, une précédente étude de faisabilité de la FIFA soulignait que «la meilleure qualité absolue était atteinte dans le format actuel [à 32 équipes]» D’autres arguments, politiques, ont prévalu.
La FIFA table également sur un intérêt égal des sponsors et des télévisions, mais est-ce aussi mécaniquement simple? «J’en doute, au nom d’un principe économique de base qui veut que ce qui est rare est précieux», objecte Massimo Lorenzi, le chef des sports de la RTS. Mais selon lui, ce déclassement du produit permettra l’instauration de «la vente à la découpe: acheter quelques matchs, ou seulement ceux de l’équipe de son pays. Parce que les droits ne vont pas baisser et que l’opération ne sera toujours pas rentable pour une chaîne publique.»
Enfin, la question que la FIFA ne se pose jamais: sa responsabilité à ne pas occuper tout l’espace et à laisser de la place aux autres compétitions sportives, à commencer par les Jeux olympiques d’été qui, jusqu’ici, avaient lieu en alternance les années paires. Et à défaut d’altruisme, la FIFA aurait pu mettre la priorité sur sa Coupe du monde féminine, rattachée tardivement au projet après une série de critiques, et toujours traitée comme «un produit secondaire» selon la FIFPro, alors qu’il s’agit sans doute de l’épreuve avec le plus gros potentiel de développement. ■
La FIFA table également sur un intérêt égal des sponsors et des télévisions, mais est-ce aussi mécaniquement simple?