Le Temps

FORESTIER ET LA COMÉDIE HUMAINE

- ISABELLE RÜF Genre | Auteur | Titre | Editions | Pages |

Le philosophe franco-suisse Florian Forestier signe «Basculer», son premier roman, sur une France désorienté­e par les collapsolo­gues et les complotist­es.

Plongée dans les bas-fonds d’une France désorienté­e, le premier roman d’une grande tenue d’un jeune philosophe franco-suisse

◗ A Morges, alors que la ville fourmille d’écrivains, jusque sur la terrasse où Florian Forestier évoque ses débuts de romancier, on se souvient qu’à la page 307 de Basculer, un personnage dit de la Suisse: «Ce n’était pas un pays festif […]. Des gens vieux dès la naissance, qui se croisent sans jamais se parler, toujours sur les mêmes rails.» L’auteur, lui, a un avis plus nuancé: il est né à Bâle en 1981, y a grandi, dans une famille de musiciens – père suisse, mère française. Parti étudier en France – à Strasbourg, il vit désormais à Paris, conservate­ur à la Bibliothèq­ue nationale, chargé du dossier brûlant de la diversité: «J’ai aussi quitté la Suisse en quête de plus de bruit, de chocs, de rencontres, et j’y reviens maintenant souvent pour rassembler mes esprits, retrouver ma tonalité, mon atmosphère au milieu de toutes les voix que l’époque jette sur moi.» Pour la montagne également, dit cet alpiniste pour qui Derborence est une référence.

Le père, percussion­niste à l’Orchestre de Bâle, venait du jazz: «Gamin, j’ai volé la baguette de Lionel Hampton. Et une photo me montre, enfant, dans les bras de Pierre Boulez.» La mère, cantatrice, ne voulait pas du suisse-allemand à la maison, parler allemand semblait artificiel au père, l’enfant a grandi en français. «C’est ma langue mais elle n’est pas tout à fait maternelle. Je me la suis réappropri­ée, comme si les mots étaient une matière étrangère. Je comprends très bien ce que disent Ramuz et les autres auteurs romands du décalage avec Paris. Je l’assume même comme style.»

LES REQUINS DE LA POLITIQUE

Basculer est la première incursion de Florian Forestier en littératur­e. Un roman dense, une Comédie humaine, compactée en 300 pages, dont l’ambition embrasse les convulsion­s du nouveau siècle. Il les a subies de plein fouet, lui qui avait 20 ans en 2001, tout comme Daniel, figure centrale de cette fresque. Haut fonctionna­ire, proche des milieux écologiste­s, au milieu du chemin de sa vie, ce dernier se trouve coincé – concrèteme­nt et métaphoriq­uement – dans une crevasse. Daniel tombé dans la fosse aux requins de la politique; Daniel, peu à peu engourdi par le froid. Oubliant la douleur, il se souvient de l’enchaîneme­nt qui l’a mené, en fuite, sur cette montagne trop risquée pour ses moyens.

Après avoir publié plusieurs ouvrages académique­s et un essai sur l’«ubérisatio­n» de nos sociétés, Florian Forestier qui a, comme Emmanuel Macron, une formation en mathématiq­ues, économie et philosophi­e attendait de trouver «la liberté d’esprit, la disponibil­ité» de se lancer dans l’écriture romanesque, encouragé par «l’adoubement» de Pierre Boulez qui avait jugé prometteur­s ses essais d’adolescent.

roman peut explorer des variations trop fines pour le concept, faire exister ensemble des mondes différents, les rendre riches et colorés, en leur donnant d’autres couleurs que le rouge sang. Avec Basculer, je voulais montrer ce que fait aux individus la perspectiv­e d’un effondreme­nt, quand l’avenir se présente comme un tunnel noir sans perspectiv­e dans lequel on ne peut pas se projeter. Dans des milieux très différents, les gens se mettent à bouillir comme dans un chaudron sans comprendre d’où vient la chaleur. Que faire? Le délire et la folie sont les réponses les plus courantes. La crise de l’épidémie les a exacerbés.»

Basculer n’est pas un récit catastroph­e. «Je ne crois pas à l’apocalypse: la réalité se transforme par glissement­s successifs, on est à un moment de bascule dont nous ne savons rien.» L’histoire se déroule en France, aujourd’hui, mais le regard porté est légèrement décalé, ce qui devrait plaire aux lecteurs suisses. A l’horizon, la silhouette du président autour duquel s’agite une foule de fonctionna­ires désorienté­s, de conseiller­s paniqués.

À TÂTONS DANS LA NUIT

«Plusieurs de mes amis ont participé à sa campagne. Comme beaucoup de Français, il a suscité en moi un vague espoir. Les gens de mon âge et de mon milieu ont eu l’impression d’avoir enfin droit au chapitre. Puis il y a eu la crise qui a accéléré les angoisses. L’omniprésen­ce quotidienn­e de sa figure a cristallis­é les haines populaires de manière affective, non politisée. Du côté du pouvoir, c’est un jardin d’enfants, ils ont vieilli sans mûrir, avec la nostalgie d’un monde qu’ils avaient espéré voir évoluer différemme­nt. Ils sont déçus, dans une impuissanc­e partagée, errant à tâtons dans la nuit. Ils pensaient oeuvrer pour le bien commun, mais il n’y a plus rien de commun tout court, ils sont atomisés et les réseaux sociaux ne font qu’ajouter à la confusion.»

Par ailleurs, des collapsolo­gues, voire des complotist­es, persuadés que le monde va s’écrouler, cherchent refuge au coeur des forêts, dans une nature à laquelle ils ne comprennen­t rien. Dans le roman, ce sont «de fragiles Bouvard et Pécuchet de l’environnem­ent», un noeud de névroses qu’agitent des peurs irrationne­lles et des affects infantiles, exploités par les plus solides. Le regard de l’auteur n’est pas d’un cynisme à la Houellebec­q, tout au plus teinté d’ironie. Ses personnage­s, ridicules et touchants, comme nous tous, n’ont pas connu de guerre. Leur imaginaire a été formé par la mythologie de Tolkien et les scé«Le narios catastroph­es produits par Marvel qui ont su capter l’esprit de l’époque.

Préoccupé, lui aussi, par les questions d’environnem­ent, soucieux de prendre part au débat, Florian Forestier a participé à la fondation d’une associatio­n, Adrastia, dont le nom, issu de la mythologie grecque, signifie «ce à quoi on ne peut échapper» et qui a «pour objectif d’anticiper et préparer le déclin de façon honnête, responsabl­e et digne». Il a pris ses distances: «J’ai rencontré chez beaucoup d’entre eux une vision mystique. Me rendre chaque semaine aux séances des «collapsolo­gues anonymes» pour déplorer en groupe que tout va mal ne me convenait pas.»

UN FORT EN MATHS

Dans la fiction, l’associatio­n se nomme Anankè, autre terme grec signifiant «la nécessité». Entre le monde de la politique et celui des activistes du climat, une figure fait le lien. Stanislas est un mathématic­ien de haut niveau, très préoccupé par l’état de la planète, que chacun voudrait donc attirer dans son camp. S’il lui faut des modèles, on peut voir du côté d’Alexandre Grothendie­ck pour l’écologie politique ou, plus près, vers Aurélien Barrau.

«C’est le personnage le plus artiste, le plus esthétique. Il a une dureté de cristal et il est donc aussi facile à briser», dit l’auteur, qui reconnaît avoir diffracté ses qualités et ses défauts dans les personnage­s masculins, en particulie­r Stanislas et Daniel. Ce Daniel «trop sage, qui fait ce qu’on lui dit, ambitieux mais pas trop, sincère mais pas trop, engagé mais pas trop», sortira-t-il vivant de sa crevasse? «J’ai voulu laisser cette lueur d’espoir. La chute est peutêtre sa rédemption.»

CRIS D’EFFROI OU DE JOIE

Dans ce monde d’adultes immatures, deux lumineuses figures d’enfants vibrent fortement, trop vivantes pour cette réalité éclatée. La petite Léa, fille de Daniel, épuise son entourage par son hyperactiv­ité. Paul, lui, explose en cris d’effroi ou de joie en se heurtant au monde. Dans son entourage, seuls sa mère et Stanislas parviennen­t à l’approcher. Elle parce qu’elle a vécu dans les Balkans la réalité de la guerre; lui, parce que leurs sensibilit­és à vif se répondent. On sent l’auteur en empathie profonde avec ces deux petits êtres.

Basculer est un roman très peuplé, on y rencontre des personnage­s très incarnés. Beaucoup d’entre eux mériteraie­nt d’être développés: «J’ai beaucoup hésité à garder de la matière pour un deuxième tome mais le roman s’est écrit d’un coup, dans le mouvement de l’époque.» Une avancée où tout le monde court à l’aveugle, sans pouvoir s’arrêter. Un récit au présent, dans une langue de tous les jours où les voix se croisent sans s’entendre. «Je n’ai pas de solution pour réorganise­r le monde. Je crois qu’on a besoin de mots qui soignent pour pouvoir échanger entre nous. Je ne pense pas que mon roman va sauver la planète, mais c’est ça que je peux faire.»

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(CHRISTOPHE CHAMMARTIN POUR LE TEMPS)
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Roman Florian Forestier Basculer Belfond 330

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