Le Temps

LE MARIAGE CONTRE TOUS

- NICOLAS DUFOUR @NicoDufour

Hagai Levi, le créateur d'«En thérapie», adore le film d'Ingmar Bergman «Scènes de la vie conjugale», dans lequel le cinéaste suédois disséquait un couple par la parole. L'Israélien raconte son adaptation en série TV

◗ La démarche peut surprendre, elle a pourtant sa logique. Hagai Levi, le scénariste vedette de BeTipul – devenue In Treatment puis

En thérapie, entre autres langues – fabrique une nouvelle version des

Scènes de la vie conjugale, l'un des grands films du Suédois Ingmar Bergman et qui, à l'origine, était une série de six épisodes, ramenée finalement à un film de 2h45. Et l'Israélien va faire ça aux EtatsUnis, pour HBO, avec Jessica Chastain et Oscar Isaac, au demeurant parfaits dans leurs rôles.

Pourtant, des parallèles paraissent presque évidents, en particulie­r dans la puissance de la parole et ses limites. Le couple de Bergman parle presque sans cesse, exprime ses aigreurs, ses regrets et ses rares pardons. Hagai Levi est aussi un auteur des mots, BeTipul le prouvait. Scenes from a Marriage est dévoilée ces semaines par OCS, via Canal+ ou Teleclub. Entendu à Séries Mania, Hagai Levi raconte.

Son lien au film. «J'ai découvert ce film quand j'étais élève, à 18 ans, près du kibboutz où je vivais. Cette découverte a été un choc. Ces questions de relations, de sentiments, ces gens qui parlaient fort et s'invectivai­ent… Je suis revenu chaque semaine, tant que le film passait. Je me suis dit: «Ça, c'est de l'art!» Et j'ai voulu faire ça.»

La parole. «Je suis mauvais dans l'image. Mon truc, c'est la parole, les mots, les dialogues. Quand je travaillai­t sur BeTipul, on me disait qu'une telle série ne marcherait pas, avec ces gens qui parlent pendant une heure… Et plus tard, j'ai repensé à Bergman. Il disait qu'il avait écrit la série en deux mois, tourné en dix semaines; mais cela prend une vie pour créer cela.»

Le tournage. «Nous avons répété un mois et demi, ce qui est rare en télévision. Cela m'a rassuré. Puis nous avons tourné de manière chronologi­que, pour bien suivre l'évolution des protagonis­tes. Et il y a eu le covid. Un jour j'ai pensé à Francis Ford Coppola à Cannes en 1979, quand il décrivait le tournage d'Apocalypse Now en disant qu'ils étaient «dans la jungle, trop nombreux, avec trop d'argent». Là, nous étions confinés, enfermés sur un plateau près de New York, et nous faisions des scènes horribles avec des personnage­s qui vont vers leur côté le plus sombre. Bergman avait plusieurs lieux. J'ai voulu ramener la maison au premier plan. Elle devient un personnage, selon les moments de la journée. Et les gens y évoluent. C'est comme une règle, et j'ai besoin de règles en écrivant.»

Fidélité ou pas? Il y a quelques années, Hagai Levi avait dit au Temps sa stupéfacti­on à la découverte d'In Treatment, la version américaine: «Ils ont repris mes dialogues mot à mot, il n'y presque pas de différence­s! Ils auraient pu adapter à leur culture…». Cette fois, c'est lui qui s'empare d'une matière préexistan­te. Il commence par noter que «les choses ont changé – surtout grâce à Netflix, il faut le dire. Les gens découvrent les séries originales. Même les Américains se mettent aux sous-titres. On ne comprendra­it plus pourquoi on fait une adaptation littérale, exactement équivalent­e à l'original. Dans l'oeuvre de Bergman, on trouve des phrases que je ne pouvais pas reprendre, qui étaient trop fortes pour moi. Je ne me suis pas senti obligé de coller au texte, aux mots. C'est mon travail d'écrire comme je pense devoir le faire.»

Les personnage­s. Le film et la série d'Ingmar Bergman commencent par deux scènes fortes: les époux se décrivent à une journalist­e, et l'homme se dépeint avec une risible fierté de coq; puis un couple d'amis se déchire pendant un dîner. «Mon problème est que je déteste ce personnage du mari. Bergman n'avait pas de problème avec cela, des protagonis­tes qu'il n'aimait pas. J'ai rendu le personnage moins ridicule, il ne fait pas de gros gags sexuels, il est plus cérébral. Un peu comme moi. En fait, j'ai pris ces personnage­s et essayé de les rapprocher de moi. L'original est plus violent que ma version. Bergman peut aller là où l'on perd toute empathie pour les personnage­s.» Et à propos de la scène du repas: «Chez lui, elle dure longtemps, l'homme devient encore plus cruel. Je ne connais pas de gens comme ça. Je ne peux pas faire cela.»

La négativité. «La TV américaine est fascinée par les personnage­s vraiment atroces, il y en a tant. Je regarde Succession. C'est de la grande télévision, mais ces gens sont tous horribles, pas un pour sauver l'autre. Ils n'ont pas le moindre dilemme moral, jamais. Ils sont tous psychopath­es. En réalité, je ne comprends pas cette attitude, dans l'écriture de la fiction. J'ai vu deux épisodes de House of Cards, je suis allé prendre une douche, je n'en suis jamais sorti…»

Fragments d’un discours amoureux. «Chez Bergman, les héros ne pensent pas vraiment au divorce, c'est rare. C'est l'un des défis dans la modernisat­ion du texte. Nous sommes dans un monde différent, surtout dans l'actuelle manière de vivre américaine, californie­nne. On change d'iPhone chaque année, et il existe une société de consommati­on dans les sentiments aussi.»

■ «Scenes from a Marriage». Minisérie de cinq épisodes sur OCS. A noter qu'un film de la Franco-Suédoise Mia Hansen-Løve,

Bergman Island, a été dévoilé à Cannes et devrait être, à terme, montré sur Arte.

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(OSC) Oscar Isaac et Jessica Chastain, parfaits en joli couple dont le délitement a, en réalité, commencé.

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