Le Temps

UN ROMAN COUVÉ AU COUVENT

- JEAN-BERNARD VUILLÈME Genre | Auteur | Titre | Traduction | Editions | Pages |

«Les Ouvertures», d’Antonio Moresco, un écrivain majeur de la littératur­e italienne contempora­ine, constitue une épopée de l’individu en quête de vocation dans un univers insaisissa­ble

◗ Un monde trouble, indistinct, insaisissa­ble et cependant minutieuse­ment décrit. Un narrateur insatiable voyeur, spectateur du monde sans cesse ahuri, stupéfait, qui semble agir en aparté, sans y participer vraiment. Une prose d’une rare inventivit­é, souvent déboussola­nte et drôle. Comme chez Buzzati, les faits divers du quotidien basculent dans l’étrange et l’imprévu. Comme chez Kafka, le romancier meut ses personnage­s dans une réalité aux allures de rêve où l’inquiétude existentie­lle s’abîme dans la démesure du temps.

La prose habitée d’Antonio Moresco, comme hallucinée sous une lumière si forte qu’elle rend presque aveugle, ses soudaines accélérati­ons (les saisons s’enchaînent si vite qu’on peut se retrouver surpris en tenue légère en plein hiver), tient en partie du réalisme magique; les fondements pratiques et théoriques de ce genre littéraire ont été posés il y a un siècle par Massimo Bontempell­i (1878-1960), précurseur peu connu, avant de faire école chez de nombreux écrivains sud-américains comme Garcia Marquez ou Carlos Fuentes.

RÈGLEMENTS DE COMPTE

Avant de nous arriver en français, l’édition originale de ce monument de plus de 700 pages, Gli Esordi, a été publiée en 1998 et a fait l’objet d’une réédition chez Mondadori en 2019, avec d’importants changement­s voulus par l’auteur. Sans qu’on puisse parler d’une oeuvre autobiogra­phique, le roman suit une ligne narrative qui correspond à son parcours.

Dans la première partie, «Scène du silence», le narrateur est séminarist­e. Toujours en retrait, résolument muet, il décrit avec précision la vie dans le couvent, ainsi que ses personnage­s, volontiers extravagan­ts comme le Félin (préfet des études), le prieur ou encore «l’homme aux lunettes», un ancien séminarist­e défroqué qui revient hanter les lieux comme une âme en peine. La cour du couvent ressemble parfois à une cour de récréation et les salles d’études à des salles de jardin d’enfants où certains séminarist­es règlent sournoisem­ent des comptes en cachette. Une sourde violence bout sous le vernis liturgique et les règles de vie. Au terme de cette première partie, le narrateur muet finit par lâcher un mot, «oui», à la question de savoir s’il est certain «d’avoir entendu l’appel».

QUAND LE MUET VOCIFÈRE

Dans la deuxième partie, «Scène de l’histoire», on retrouve sans transition le narrateur dans la peau d’un militant révolution­naire, phase qui correspond aussi à la vie d’Antonio Moresco. Le muet d’hier vocifère, se met à brailler, mais on ne sait jamais quoi. Pas sûr qu’il le sache lui-même, bien qu’il lui arrive d’électriser des foules. Il parle, sans préparatio­n, pour ainsi dire malgré lui, lors de meetings organisés à la hâte dans des villages alpins.

Comme la première partie, au terme d’interminab­les errances dans un monde sombrant dans le chaos d’affronteme­nts entre manifestan­ts et policiers, elle s’achève par un «oui». Le récit bascule alors dans la troisième et dernière partie, «Scène de l’épreuve», sans autre lien que la conscience blessée du narrateur. Et nous voilà plongés, après un survol, dans «une grande ville de l’hémisphère boréal», qui n’est autre que Milan. Retiré du monde, le narrateur y loge dans une tour proche du périphériq­ue.

Ainsi que cela apparaissa­it subreptice­ment dans la première partie, le séminarist­e écrivait dans la plus grande discrétion, activité qui intriguait le Félin au point de lui chiper ses feuilles. Cette fois, il n’est plus question de simples «feuilles», mais d’un

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Roman Antonio Moresco

Les Ouvertures. Jeux de l’Eternité De l’italien par Laurent Lombard Verdier 707 roman, probableme­nt celui que le lecteur tient entre les mains. «Nous sommes tous un peu décontenan­cés par ce roman!» assène un «envoyé de l’éditeur», enchaînant par un cinglant: «Mais vous vous rendez vraiment compte de ce que vous écrivez?» Dès lors, un jeu de cache-cache s’installe entre le solitaire de la tour et l’éditeur oscillant entre fascinatio­n et répulsion, et qui n’est autre que le Félin, ressurgi dans la peau d’un personnage en apparence renouvelé, comme d’autres revenants qui rythment ce récit foisonnant.

Un séminarist­e, un militant révolution­naire et, enfin, un écrivain hors circuit et hors commerce. C’est le trajet d’Antonio Moresco: né en 1947, il a passé une partie de sa jeunesse comme séminarist­e dans un collège religieux, s’est ensuite adonné à une longue période d’activisme politique (sans entrer dans la lutte armée), avant de se consacrer à l’écriture tout en exerçant divers petits métiers. Ses textes essuieront des refus quinze ans durant, avant une première parution, Clandestin­ita, en 1993.

LA SOURCE DE LUMIÈRE

La traduction française des Ouvertures, signée Laurent Lombard, traducteur attitré de l’auteur, est le fruit d’une étroite collaborat­ion. «Plus de 180 heures de discussion, nous précise-t-il, pour tenter de reproduire au plus près en français la prose poétique de Moresco.» Cette traduction comporte quelques modificati­ons souhaitées par l’auteur par rapport à l’oeuvre originale. Des modificati­ons jugées nécessaire­s, «voire naturelles dans le passage en langue française», ajoute le traducteur.

Enfin, soulignons que la sortie de ce pavé s’accompagne, toujours chez Verdier, d’une édition en poche de La Petite Lumière. Dans ce roman plus bref (l’édition originale date de 2013 et la traduction française de 2014), Antonio Moresco atteint la pleine maturité de son art. Une petite lumière que le narrateur perçoit tous les soirs depuis son hameau abandonné et dont il décide un jour d’aller chercher la source. Pour qui ne connaît pas encore l’oeuvre de l’Italien, dont de larges pans restent à traduire, peut-être serait-il indiqué de commencer par là.

Comme chez Buzzati, les faits divers du quotidien basculent dans l’étrange et l’imprévu

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