SURVIVRE EN TEMPS DE PANDÉMIE, UNE FOLIE
Eric Chauvier ausculte la mutation de nos sociétés soumises à la menace. Un regard anthropologique et personnel sans concession
◗ La question qui intéresse Eric Chauvier dans ce court roman, ce n’est pas de survivre au virus, mais de ne pas le laisser nous séparer de ceux qu’on aime. Pour se protéger les uns et les autres de la contagion, les différentes options qui s’offrent à nous rendent la vie, familiale et amoureuse, difficile: la distanciation, les masques et le sinistre plexiglas, ce plastique réputé dur et incassable, qui s’est glissé dans nos vies pour nous «encager». En temps de pandémie, la transparence est trompeuse, elle nous offre des faux airs de liberté alors qu’en réalité elle nous éloigne. Plexiglas ou pas, on n’y voit plus clair du tout: «L’époque est si incertaine que nos repères les plus assurés se liquéfient. Nous nous y raccrochons pour la forme, comme un amputé à un membre manquant, par ce qu’il reste d’un pacte auquel nous ne croyons plus.»
LE POISON DE LA NOVLANGUE
La crise sanitaire a de quoi donner matière à penser au perspicace anthropologue, lui qui justement raffole des jeux de mise en scène autobiographiques. Eric Chauvier ne pouvait trouver champ plus fertile que notre étrange condition sous pandémie pour exercer sa traque au vocabulaire abrutissant, à ces locutions toutes faites qui entrent dans notre esprit sans même qu’on y prenne garde. «Continuez à prendre soin les uns des autres», lance le haut-parleur. Phrase entendue jusqu’à l’abrutissement, et qui a fini par devenir une injonction sans bienveillance et, à vrai dire, plutôt inquiétante.
Idée salutaire que de se tourner vers 1984 d’Orwell pour nous aider à comprendre ce nouveau monde qui nous entoure, un monde familier et qui pourtant ne ressemble plus à rien, notamment par son vocabulaire. Dès la première page de Plexiglas mon amour, la télévision allumée par les enfants met en lumière «les héros du quotidien», ceux qui «font tourner l’économie» au plus fort de la crise. Des héros qui ne sont «que des pâles justifications de la misère», remarque le narrateur, une expression cache-misère, évidemment: facile de glorifier ceux qui gagnent le moins… pour ne pas les augmenter.
L’indignation reste le moteur de l’écriture d’Eric Chauvier, mais ici le sentiment de révolte le dispute à la dépression, celle du «chef de famille» qui ne parvient plus à obtenir de réponses de ses enfants, avalés par les écrans multiples et leur utilisation cette fois indiscutable, avec les cours en visioconférence qu’ils reçoivent depuis la fermeture des écoles. Le constat est sans appel: «Ce que cette époque a détruit, ce sont nos conceptions en matière d’éducation.»
La destruction covidienne guette aussi l’intimité du couple, avec la chambre à part exigée par Marie, l’épouse, qui s’inquiète de la contagion: «Notre relation semble désormais gouvernée par je ne sais quel principe de précaution.» La crise intéresse l’auteur, parce qu’elle engendre son discours particulier, ou plus précisément parce qu’il considère que c’est la transformation du langage qui crée la crise (voir La crise commence où finit le langage, Allia, 2020). «Sur une chaîne d’info en continu, un ministre incite la population à «se réinventer», ce qui signifie en réalité que les personnes de ce pays doivent continuer à produire, même en très grande difficulté, et surtout sans se plaindre.»
LA TENTATION SURVIVALISTE
Dans un monde où règne la folie générale, il faut sortir de sa «folie domestique». Désormais homme des bois, Kevin, un ancien compagnon d’université rencontré par hasard à la pharmacie, va peu à peu faire perdre tout esprit critique au narrateur. Qui avait pourtant commencé par se méfier: «Kevin profère des vérités binaires et définitives […] Je ne crois pas un mot de ce qu’il dit.» Mais la séduction opère: «Tout à coup, je suis vaguement conquis par son mode de vie.» Comme s’il y avait quelque chose de reposant dans ce langage au premier degré, le langage de celui qui croit: «Peutêtre que Kevin est dans le vrai, finalement, en évitant l’ironie, l’implicite et les ambiguïtés.» Quand il parle de la vraie survie, c’est que, pour lui, «c’est la guerre, mais nous allons faire face». Comme si, pour lui, la crise était une chance, celle de ne plus se mentir.
L’aventure survivaliste trouvera vite ses limites, on l’avait deviné. Fuir le piège domestique pour tomber dans une autre embuscade, celle des mots sans profondeur: à éviter à tout prix, nous dit Eric Chauvier. Au risque de terminer dans un hôtel de quarantaine où on vous souhaite «un très agréable confinement». Un livre drôle et grinçant.
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Allia 128