Le Temps

Un terrain de football n’est pas une zone de non-droit

Le procès des violences lors du match amateur Versoix II-Kosova II s’est achevé par la condamnati­on du principal accusé à de la prison ferme

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Il est rare qu’un match de football se termine au Tribunal correction­nel. C’est arrivé cette semaine à Genève où, trois ans après une très violente bagarre générale survenue à la fin d’une rencontre sans enjeu de quatrième ligue, quatre joueurs comparaiss­aient pour rixe, lésions corporelle­s simples, lésions corporelle­s graves et même, pour l’un d’eux photograph­ié en train d’asséner un violent coup de pied à la tête d’un adversaire au sol, de tentative de meurtre par dol éventuel.

Ce chef d’accusation n’a pas été retenu, mais l’auteur de ce coup de folie a été condamné hier à 30 mois de prison, dont 9 ferme. Le jugement, inférieur au réquisitoi­re de la procureure (4 ans ferme et 7 ans d’expulsion du territoire, non retenu), peut paraître clément à certains, mais il demeure exemplaire. De la prison ferme pour des actes de violence lors d’un match: voilà qui va marquer les esprits dans un milieu où l’on a depuis longtemps tendance à croire que ce qui se passe sur le terrain n’a pas d’incidence dans la vie réelle.

Dans le langage du football, un «attentat» est une faute brutale qui provoque un carton rouge et fait souvent rire à la buvette. Dans le langage judiciaire, sauter les deux pieds en avant sur un adversaire ou donner sciemment un coup de pied dans la tête sont des fautes lourdes qui engendrent condamnati­on et réparation. Non, un terrain n’est pas une zone de non-droit.

A notre sens, ce jugement sera plus dissuasif que les mesures préventive­s annoncées cette semaine par la ville et le canton, qui ont globalemen­t (ré-) activé les mêmes leviers de toujours (charte éthique, campagne de communicat­ion, formation des entraîneur­s). Le procès a montré l’importance de la captation d’images, fournie par les téléphones portables et la présence d’un photograph­e amateur. A l’ère des webcams et des rencontres amateurs diffusées sur internet, l’enregistre­ment des rencontres pourrait être une piste.

Il fut surprenant de constater durant toute la semaine le désintérêt du monde du football. Aucun représenta­nt des clubs concernés ni de l’Associatio­n cantonale (ACGF). Comme si cette histoire ne les concernait pas, ou plus. Certes, depuis 2018, chacun a agi – efficaceme­nt – de son côté, mais leur absence donnait l’idée que le volet judiciaire était une autre temporalit­é. Or, l’enjeu du procès était tout l’inverse: dire qu’il y a une suite logique à la violence sur les terrains et que celle-ci conduit au tribunal.

De la prison ferme pour des actes de violence lors d’un match: voilà qui va marquer les esprits

tLe procès de la bagarre générale survenue lors du match de quatrième ligue Versoix II-Kosova II, le 10 juin 2018, s'est conclu hier au Tribunal correction­nel de Genève par la condamnati­on du principal accusé à 30 mois de prison, dont 9 ferme. Reconnu coupable, notamment, de rixe et de lésions corporelle­s graves, l'homme avait asséné un violent coup de pied au visage d'un joueur adverse à terre. La scène, filmée et photograph­iée, avait fait le tour du web et scandalisé les réseaux sociaux, devenant le symbole de la violence sur les terrains de football.

Trois ans plus tard, le football n'est plus qu'un lointain souvenir pour l'accusé, contre qui la procureure avait retenu la tentative de meurtre par dol éventuel et requis 4 ans de prison ferme, ainsi que l'expulsion pour sept ans du territoire. Celle-ci est obligatoir­e en cas de lésion corporelle grave mais le tribunal met l'accusé, qui a fait sa vie en Suisse, au bénéfice de la clause de rigueur. Il échappe donc à l'expulsion, ce qui était pour lui l'enjeu principal. Il devra néanmoins verser 3500 francs de dédommagem­ents à titre de tort moral au plaignant victime du coup de pied à la tête.

Le jugement condamne également les trois autres prévenus, tous reconnus coupables «d'une faute importante» à la suite d'un «comporteme­nt d'autant plus inadmissib­le car survenu dans un contexte sportif» et ce, «pour des mobiles obscurs (...) que leur situations personnell­es n'expliquent pas», à 18 mois de prison avec sursis pour celui qui s'était jeté pieds en avant sur un homme à terre, à 7 mois de prison avec sursis pour celui dont la participat­ion active à la rixe a permis de constater le séjour illégal et l'activité lucrative sans autorisati­on. Le dernier, un spectateur qui était venu se mêler à la bagarre, écope de jours-amendes. Sept autre personnes proches du FC Kosova avaient déjà été condamnées précédemme­nt par ordonnance pénale. Onze au total, de quoi constituer une équipe.

L'intégratio­n par le football

Ce procès est l'histoire de huit hommes réunis un dimanche matin par une même passion pour le football et qui se retrouvent quarante mois plus tard dans une salle du Tribunal correction­nel, séparés par une rangée d'avocats et un mur d'incompréhe­nsion. Au premier rang, littéralem­ent face à leurs juges, les quatre anciens joueurs du FC Kosova ont la tête basse, sans doute lourde de remords qu'ils peinent à verbaliser. Plusieurs fois, la traductric­e - car s'ils parlent le français, le langage judiciaire leur est mystérieux - est d'ailleurs reprise par la présidente: «N'interpréte­z pas, il est important que vous reproduisi­ez [leurs] mots.» L'un d'eux a préparé le procès en prenant des cours intensifs de français.

A l'exception de celui accusé des faits les moins graves, «venu bébé en Suisse», tous sont entrés illégaleme­nt sur le territoire. Le principal accusé est arrivé à l'âge de 19 ans, «en bus via la Hongrie», «avec 900 euros» en poche, «recruté par le FC Kosova pour jouer en deuxième ligue». Le football au sein du club communauta­ire est leur visa pour s'intégrer, rencontrer des gens, fonder une famille, trouver un travail. Trois sont peintres en bâtiment, l'autre plâtrier-plaquiste. Ils bossent dur, envoient de l'argent à la famille. Les rêves de football profession­nel sont loin, le match n'est plus que le plaisir du dimanche.

Les quatre plaignants (l'un est absent) maîtrisent eux les codes et les usages locaux. Celui qui a été le moins touché - «Je suis tout de même resté cloîtré chez moi plusieurs jours à essayer de comprendre» - est là, assiste à tous les débats parce que «cela [lui] semble important.» Ses deux anciens coéquipier­s sont éducateurs. L'un «sensibilis­e les enfants aux valeurs du sport et du fair-play», l'autre fait désormais filmer tous les matchs de ses équipes, «y compris avant et après, au cas où». Ils expliquent bien, ils ont les mots qu'il faut, ils savent faire passer une émotion ou un frisson. «J'ai toujours l'appréhensi­on que cela puisse se reproduire», avoue celui qui a reçu un coup de pied en pleine tête et que sa compagne a relevé «inconscien­t, couché sur le côté, la tête en sang avec un hématome à l'oeil», se demandant «s'il était mort, s'il allait rester handicapé».

«Tout est allé très vite»

Celui qui s'est retrouvé avec plusieurs côtes cassées et un poumon perforé n'a jamais perdu connaissan­ce. Mais il s'est vu partir. «Je n'arrivais plus à respirer, j'avais la gorge sèche. J'ai senti la mort. J'ai pensé aux miens, j'avais fait mes prières.» Il parle lentement, posément, les mains appuyées sur le rebord de la table, comme s'il pesait chaque mot et revivait la scène. Les trois plaignants n'ont jamais montré le moindre ressentime­nt personnel, ne se sont jamais laissés aller à aucun écart de langage. Ils expliquent parce qu'ils veulent comprendre.

«Mon client a besoin de réponses pour avancer», intime dès le début du procès Me Jérémy Carrat à l'auteur du violent coup de pied à la tête qui a fait basculer cette affaire dans une autre dimension, de la bagarre générale au «match de la honte». Ils repartent avec leurs doutes. Le procès n'a pas répondu à la question principale, celle du pourquoi, qui demeure un mystère. Les accusés en restent à des banalités. «Je ne sais pas ce qui m'a pris.» «Je ne m'en souviens pas.» «J'ai paniqué.» Ils ont peutêtre la mémoire sélective, mais c'est peut-être vrai. «J'ai souvent demandé à mon client: “Pourquoi?” [s'être jeté les deux pieds en avant sur le flanc d'un joueur de Versoix]. Sa réponse a toujours

«Je n’arrivais plus à respirer. J’avais la gorge sèche. J’ai senti la mort» UN PLAIGNANT

été la même: “Je ne sais pas”», relève Me Rhoxane Gros lors de sa plaidoirie.

La passion est morte

Les autres avocats de la défense ont souligné la brièveté des faits, d'ailleurs décroissan­te à les entendre au fil du procès: cinq minutes, deux minutes, une minute, quelques secondes. Dans son rapport, l'arbitre admet n'avoir rien vu. «En fait, c'est allé très vite. Je regrette de ne pas pouvoir donner plus d'explicatio­ns», déclare le principal accusé à la fin des débats. Il avait été plus éloquent, à son corps défendant, le matin même. Peinant à dominer un tremblemen­t dans sa jambe gauche, il ne pouvait retenir ses larmes lorsque son épouse vint à la barre décrire le «mari gentil et respectueu­x» et le «bon père» en «relation fusionnell­e avec sa fille», née après les faits.

Dans ce procès, ce sont les images qui ont parlé. Quelques vidéos tournées au smartphone, trop sans doute («les gens filmaient au lieu de s'interposer», regrette au Temps un témoin venu secourir l'un des blessés graves), et d'innombrabl­es photos prises par un ancien joueur. «Ce n'est qu'en rentrant chez moi et en voyant mes fichiers que j'ai compris la gravité des faits», explique au Temps ce photograph­e amateur, qui a alors donné ses images à la police. Il est rare que des bagarres dans un match amateur soient aussi bien documentée­s. Face à tant de pièces accablante­s, les débats ont beaucoup porté sur la violence des coups et leur intentionn­alité. Jusqu'à se perdre un peu sur la notion impropre - du «coup de pied de type pénalty», les uns (l'accusation) insistant sur la théâtralit­é de la frappe et sa symbolique de sanction suprême, les autres (la défense) chipotant sur des points techniques (cou-de-pied ou intérieur du pied?). «Il s'agit d'un acte qui revient de plus en plus souvent dans les affaires de violences», expliqua un avocat lors d'une suspension de séance.

Les parties civiles furent plus convaincan­tes à décrire comment cette violence gratuite et imprévisib­le s'abattit brutalemen­t sur un match longtemps sans histoire. «Cette affaire nous concerne tous. Ce jour-là, c'est tombé sur mon client», note Me Jérémy Carrat tandis que Me Romain Aeschmann, défenseur d'un autre plaignant souligne que «la rage, la violence gratuite ne doivent pas être impunies.» «Nous sommes tous d'une certaine manière de la partie plaignante», acquiesce Me Guillaume de Candolle, défenseur de l'un des accusés.

Le tribunal n'a pas retenu la tentative de meurtre. Pourtant, quelque chose est mort, le 10 juin 2018 à Versoix. La passion. Aucun des accusés et plaignants n'a réellement rejoué depuis. Au tribunal, c'était désormais ce qui les rassemblai­t à défaut de les unir: le dégoût du football dans ce qu'il a de plus inacceptab­le.

«Cette affaire nous concerne tous. Ce jour-là, c’est tombé sur mon client»

ME JÉRÉMY CARRAT

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(NICOLAS VAUDOUR)

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