Le Temps

Le projet fou de Martin Scorsese pour sauver le cinéma mondial

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo Festival Lumière, Lyon, jusqu’au 17 octobre.

Margaret Bodde dirige The Film Foundation. Elle est venue expliquer à Lyon, au Festival Lumière, comment l’initiative du cinéaste a permis de restaurer 900 films

tFer de lance du Nouvel Hollywood, Martin Scorsese est on le sait un immense cinéphile. Fin connaisseu­r du cinéma américain, il est tout autant passionné par le néoréalism­e italien que par l'Afrique noire. «Marty est obsédé par le cinéma», résume Margaret Bodde. Cette dernière dirige The Film Foundation, l'organisati­on à but non lucratif qu'il a créée en 1990.

A Lyon, dans le cadre de la 13e édition du Festival Lumière, une manifestat­ion dédiée au cinéma de patrimoine, Margaret Bodde est venue présenter la fondation. Elle réunit dans son conseil de direction des cinéastes comme Clint Eastwood, Wes Anderson, Francis Ford et Sofia Coppola, Barry Jenkins, Christophe­r Nolan, George Lucas ou Steven Spielberg.

Quand la mémoire s’efface

Tout a démarré au milieu des années 1970, lorsque Martin Scorsese a assisté à Los Angeles à une rétrospect­ive consacrée aux studios Fox. Lors de la projection de Sept Ans de réflexion, il découvre un film qui a viré au rose, avec les visages de Marilyn Monroe et des autres acteurs méconnaiss­ables. La copie est dans un tel état de délabremen­t que le public se met à siffler. Et le réalisateu­r de prendre conscience que la mémoire du cinéma est en train de s'effacer. C'est comme si le chef-d'oeuvre de Billy Wilder, sorti vingt ans plus tôt, disparaiss­ait sous ses yeux.

Il envoie une lettre à ses amis du Nouvel Hollywood et à des cinéastes comme Stanley Kubrick ou Sydney Pollack. Si nous n'agissons pas, le cinéma avec lequel nous avons grandi ne sera bientôt plus visible, leur écrit-il, posant ainsi les bases de The Film Foundation. Il ne le sait que trop bien: les grands studios américains sont moins animés par des intérêts artistique­s qu'économique­s.

Des listes d’opus à sauvegarde­r

«Quand vous leur parlez de patrimoine, ils lèvent les yeux au ciel», rigole Margaret Bodde. Elle explique que, au moment de la création de sa fondation, Scorsese a commencé à établir des listes de films à sauvegarde­r. Profitant de ses rendez-vous profession­nels, il alerte sur l'importance de préserver les classiques. L'heure était alors à l'explosion du marché de la vidéo, bientôt remplacé par le DVD. Les studios prenaient conscience des profits offerts par la consommati­on domestique de films.

Peu à peu, The Film Foundation lève des fonds pour sauvegarde­r le patrimoine américain. Viendra ensuite un travail de sauvegarde du cinéma expériment­al et d'avant-garde. La fondation dépasse ensuite les frontières américaine­s pour s'intéresser à des cinématogr­aphies ne bénéfician­t pas de programmes d'aide à la restaurati­on.

A l'enseigne du World Cinema Project, près de 50 films ont déjà été sauvés. Margaret Bodde cite l'exemple de L’Echiquier du vent (1976), long métrage iranien considéré comme perdu après avoir été interdit lors de la révolution de 1979. Son réalisateu­r, Mohammad Reza Aslani, a toujours cru que le matériel avait été détruit, avant que la Cinémathèq­ue de Bologne, un partenaire privilégié de The Film Foundation, n'apprenne que le négatif original se trouvait à Téhéran. Personne n'y croyait avant qu'il n'arrive à Paris, permettant une restaurati­on complète. «A chaque fois, on a l'impression de sortir un nouveau film, se réjouit la directrice. On découvre l'importance de titres qui avaient été peu vus et oubliés, c'est incroyable!»

L'Américaine évoque aussi l'histoire de Wanda (1970), film indépendan­t de Barbara Loden. «En 2007, nous avons reçu un appel de la société Hollywood Film and Video, qui nous disait qu'ils jetaient toutes leurs archives et que nous avions un jour pour venir. Un collègue est allé fouiller dans une benne et il a découvert le négatif original du film!» Un jour plus tard, celui-ci aurait fini à la décharge. «Pour la petite histoire, c'est Gucci qui a en grande partie financé la restaurati­on de Wanda, alors qu'il s'agit du film le moins Gucci qu'on puisse imaginer.» The Film Foundation a su attirer l'intérêt de grandes marques et sociétés, heureuses de s'associer à la défense du patrimoine cinématogr­aphique. Netflix est par exemple impliquée. A ce jour, quelque 900 titres ont été sauvés.

Des cours de cinéma dans les écoles

De John Cassavetes à Michael Powell et Jonas Mekas, de Kim Ki-young à Ousmane Sembène et Lino Brocka, le projet lancé par Scorsese a permis de remettre en lumière, et de rendre accessible, le travail d'une foultitude de réalisateu­rs et de réalisatri­ces ayant contribué à façonner l'histoire du cinéma. The Film Foundation forme également des enseignant­s à l'analyse du langage cinématogr­aphique. Dix millions d'élèves ont déjà suivi ces cours. Margaret Bodde n'imaginait pas, lorsque le réalisateu­r italo-américain l'avait engagée comme assistante personnell­e, vivre une telle aventure.

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