«Wokisme», le débat derrière l’incantation
Vous avez peut-être vu émerger le mot dans des débats sur les universités ou les médias suisses. Depuis quelques semaines, ce néologisme est omniprésent dans la campagne présidentielle française. Pas un jour sans qu’une voix se lève pour pointer le «wokisme», expression désignant un mouvement qui gagne du terrain dans les facultés et sur les réseaux sociaux.
Le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, très présent dans le débat d’idées, appelle à «échapper à l’idéologie woke». L’ancien premier ministre Edouard Philippe ironise sur les dérives du «wokisme et tout le tintouin».
Eric Zemmour n’a évidemment pas de mots assez durs pour dénoncer cette menace venue d’Amérique. Le rejet est si porteur que même la candidate socialiste Anne Hidalgo est obligée de prendre ses distances avec ces idées plutôt porteuses dans son camp. Autre signe d’une évolution du débat vers le centre, voire le centre gauche, la primaire écologiste s’est aussi jouée sur ces thématiques.
Problème: comme le montre bien notre décryptage du jour, personne ne se revendique vraiment du wokisme aujourd’hui. Et, par conséquent, ce feu nourri se fait sans adversaire identifié, sans débat contradictoire. Le terme, qui existe depuis des décennies aux Etats-Unis, est effectivement utilisé chez nous pour désigner de manière négative des réalités parfois diverses. Plusieurs analyses journalistiques, plutôt orientées à gauche, arrivent même à la conclusion que ce mot n’est qu’une instrumentalisation réactionnaire, un détournement pur et simple qui ne désignerait en fait personne.
On est d’accord, le mot, l’étiquette, est problématique. Mais quel terme utiliser alors? «Progressiste» est déjà pris, depuis longtemps, et encore plus flou. Les personnes pointées du doigt par les «anti-wokistes» ne préfèrent pas se ranger sous une bannière unique, c’est leur droit, mais nier l’émergence d’une communauté d’idées (à défaut d’une idéologie organisée) est tout simplement malhonnête. On a bien affaire à des idées (sans mouvement) à défaut d’un mouvement d’idées, une tendance en partie générationnelle mais pas seulement. Et ce débat est presque aussi vif en Suisse qu’en France.
Les dérapages que peut provoquer cette nouvelle vision du monde, quand dérapage il y a, seraient peut-être mieux désignés par une autre expression polémique, la cancel culture. Cette formule-là, plus explicite – trop explicite pour les pourfendeurs du wokisme? –, désigne plus clairement ceux qui veulent clouer au pilori les adversaires de leur nouveau progressisme aux dépens de la liberté d’expression. Evidemment, tous les défenseurs de l’égalité, de l’inclusivité et de la représentativité ne tombent pas dans ces dérives, loin de là. Mais tuer le débat sur cette question pour une raison de vocabulaire ne serait-il pas justement faire le jeu de ceux qui dénoncent une idéologie de la censure et de l’anathème?
Une tendance en partie générationnelle, mais pas seulement
Est-il en passe de devenir le mot de l’année? Encore méconnu il y a quelques semaines, sauf dans les sphères initiées, le «wokisme» est devenu le néologisme préféré des politiques pour décrier les aspirations progressistes. Mais le phénomène, qui puise ses racines dans les guerres culturelles américaines, n’a rien de neuf
En France, c’est presque une guerre. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a même lancé le 13 octobre un Laboratoire de la République, pour combattre la «doctrine» du «wokisme» présentée comme un danger pour la jeunesse. En Suisse aussi, le néologisme pointe pour fustiger certaines mobilisations liées à l’antiracisme, l’écologie ou l’égalité des sexes, auquel on associe souvent, à tort ou à raison selon le point de vue de celui qui l’emploie, le concept de cancel culture.
Mais d’où vient cet anglicisme? L’importance du mot woke réside surtout dans sa particularité linguistique, puisque le terme «provient de ce qu’on appelle l’AAVE : l’African-American Vernacular English, soit la langue vernaculaire pratiquée spécifiquement par les Africains américains aux Etats-Unis», souligne Alex Mahoudeau, docteur en sciences politiques. Le mot serait apparu à la fin du XIXe siècle, dans l’expression «Stay woke», pour «Restez éveillé», avec divers usages communautaires, dont celui d’alerter sur les violences d’une Amérique alors ségrégationniste.
La panique «woke»
Récemment, Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférence en littérature française à l’Université CarnegieMellon (USA), rappelait son sens premier: «Dans la communauté noire des EtatsUnis, on est vraiment dans l’idée de la conscience, l’alerte même, la sensibilité que l’individu doit avoir à tout moment de son environnement car sa vie, sa survie en dépendent. Aujourd’hui, ce mot a été coopté, récupéré par la culture populaire ou le grand capital pour se diluer, se dépolitiser dans le débat public, pourtant, on ne devrait jamais oublier ce qu’il représentait à l’origine.» Car le terme a subi une étrange appropriation linguistique, d’abord transformé en slogan militant dès l’essor du mouvement Black Lives Matter, puis retourné pour décrier toute une catégorie de luttes, parfois jugées excessives et liberticides, par le biais d’un argot africain-américain.
Car dans cette nouvelle guerre d’idées, peu se qualifient de woke, comme le note Jean-Thomas Arrighi de Casanova, maître d’enseignement et de recherche en histoire contemporaine à l’Université de Neuchâtel: «La formidable propagation du mot vers l’Europe reste à écrire. J’étais aux Etats-Unis au moment de l’élection de Donald Trump, et je n’ai pas le souvenir que beaucoup de militants de gauche se revendiquaient comme woke sur les campus américains à ce moment-là. Ce qui frappe, c’est plutôt la façon dont la droite américaine s’en est emparée pour ridiculiser les supposés excès idéologiques de leurs adversaires.» Et selon lui, on retrouve la même dynamique en France, où le «wokisme» apparaît moins comme une «pensée revendiquée» que comme «un terme profondément dénigré et dénigrant», alors que l’utilisation d’un anglicisme dans un pays toujours prompt à défendre la langue française le fait sourire: «Cela permet peut-être d’orientaliser le phénomène, avec l’idée qu’il faudrait lutter contre une sorte de gangrène venue de l’extérieur. Mais je ne pense pas non plus que ce qu’il désigne est si nouveau. Aujourd’hui, être woke, c’est concilier les luttes pour la justice sociale, raciale, et de genre. Mais en 1968, la gauche invitait déjà à la «convergence des luttes».
Alex Mahoudeau est en train d’achever l’écriture d’un essai sur ce qu’il nomme la «panique woke». Car celle-ci s’inscrit en réalité dans la continuité du phénomène des paniques morales déjà identifié par deux sociologues britanniques dans les années 1970. «Les paniques morales sont un moment où un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe social se mettent à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche, résume-t-il. Ces paniques vont apparaître et former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias, mais pas toujours, et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée.»
Aujourd’hui, la panique woke cible les universités et les institutions culturelles: «Elle se base sur la dénonciation d’un groupe de personnes traitées tel un bloc homogène pour désigner un profil qui serait à la fois psychologiquement super-sensible et engoncé dans une idéologie égalitariste au point de devenir un petit tyran cherchant à tout censurer. Mais avant de parler de «wokisme», on parlait déjà d’islamo-gauchisme, et, encore avant, de politiquement correct», souligne-t-il.
Ainsi, la panique morale qui avait secoué le débat public français dans les années 2010 concernait la «théorie du genre», expression alors brandie pour s’opposer aux études de genre. «Certains prétendaient qu’on enseignait l’homosexualité dans les écoles, se souvient-il. Mais il faut savoir que cette tradition de la scandalisation autour d’affaires culturelles a aussi une histoire, qui a beaucoup influencé les intellectuels et militants médiatiques aux Etats-Unis.
Le journaliste et politique Pat Buchanan en avait notamment fait une doctrine, présentée lors d’une convention du Parti républicain, en 1992, selon laquelle il faut jouer une Amérique contre l’autre dans la lutte pour le pouvoir. Cette stratégie a été utilisée dans bien des domaines, mais principalement pour agiter la crainte implicite que les progressistes veulent déviriliser l’Amérique et détruire la famille traditionnelle, ou remplacer l’Amérique blanche et chrétienne par autre chose.
Derrière la théorie «wokiste», un maelstrom effectivement venu de l’extérieur… mais en provenance de l’alt-right, la nouvelle extrême droite alternative mondialisée, comme le rappelle Simon Ridley, enseignant-chercheur en sociologie et auteur de L’Alt-right: de Berkeley à Christchurch (Ed. Le Bord de l’eau): «Les agitateurs de guerres culturelles s’entendent très bien des deux côtés de l’Atlantique. Et la théorie woke sert en réalité à dissimuler la forte croissance des mouvements d’extrême droite sur les campus américains, qui se sont structurés dès les années 1960, en réaction au mouvement des droits civiques et aux mouvements étudiants», relate-t-il.
Point de vue contraire à l’Holocauste
En 1966, Ronald Reagan est ainsi élu gouverneur de Californie en promettant de régler «le foutoir de Berkeley», présenté comme «un paradis pour sympathisants communistes, protestataires et déviants sexuels». Trois ans plus tard, il envoie la Garde nationale réprimer sans prévenir une manifestation de la jeunesse, durant laquelle meurt un étudiant. «Lorsqu’on lui a demandé, plusieurs années après, s’il referait la même chose, il a répondu ne pas craindre un nouveau bain de sang», poursuit Simon Ridley, pour qui l’Université de Berkeley reste l’épicentre des premières guerres culturelles. «Les mouvements étudiants d’extrême gauche se sont structurés sur les campus des années 1960, avant de sortir des marges et de donner naissance à la contre-culture.»
Les mouvements d’extrême droite ont fait de même et «tentent aujourd’hui d’apparaître comme la nouvelle contreculture», alors que «les étudiants privilégiés des campus universitaires sont une cible de premier choix pour ces groupes politiques», souligne le chercheur. La critique de l’intersectionnalité est même telle qu’un élu du Texas vient de réclamer aux enseignants de pouvoir présenter un point de vue contraire à l’Holocauste. «Le danger pour la démocratie ne me semble donc pas venir de gens éveillés aux discriminations, mais plutôt des tenants de Donald Trump qui ont récemment pris d’assaut le Capitole», note Simon Ridley.
Une telle guerre culturelle pourrait-elle menacer la Suisse autour d’un débat enragé sur le «wokisme»? «Même s’il y a une sphère publique mondiale du fait des médias sociaux, ce terme a un succès divers en fonction des pays, observe Jean-Thomas Arrighi de Casanova. En France, il a résonné immédiatement dans un contexte de droitisation. En Suisse, certaines universités et administrations ont par exemple adopté l’écriture inclusive sans susciter de réactions, ce qui serait inimaginable en France». L’éternel miracle du consensus?
«Le danger pour la démocratie ne me semble pas venir de gens éveillés aux discriminations, mais plutôt des tenants de Trump qui ont pris d’assaut le Capitole»
SIMON RIDLEY, SOCIOLOGUE