Trump et Biden s’écharpent autour du «privilège de l’exécutif»
L’ex-président républicain est déterminé à bloquer la transmission de documents «secrets» censés faire la lumière sur l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021. Avec de très maigres chances de réussite
Donald Trump serait-il en train de scier la branche sur laquelle il est assis? Déterminé à empêcher la commission spéciale de la Chambre des représentants de faire son travail sur l'attaque du Capitole du 6 janvier 2021, l'ancien président invoque le «privilège de l'exécutif» pour tenter de bloquer la transmission de documents demandés par les élus. Des documents aujourd'hui conservés aux Archives nationales. Il a confirmé lundi qu'il s'y opposait. Or Joe Biden venait, quelques jours plus tôt, de donner son feu vert. Toujours avec ce même «privilège de l'exécutif» en arrière-fond. Pour Biden, Trump ne peut pas se cacher derrière cette prérogative.
L'enjeu est majeur. La commission composée de neuf élus dont deux républicains veut établir si Donald Trump est responsable de l'attaque qui s'est soldée au total par cinq décès, et à quel point il l'a provoquée. Pour cela, les élus auditionnent des témoins, dont des proches de Trump, et exigent d'avoir accès à un certain nombre de documents, pour établir qui a dit quoi ce jour-là. Steve Bannon fait partie des quatre ex-collaborateurs de Trump appelés à témoigner. Il vient de s'y opposer, et la Chambre des représentants devrait se prononcer jeudi sur la recommandation de la commission de le poursuivre.
Par le biais d'un de ses avocats, Trump avait invité ses collaborateurs à ne pas répondre aux demandes des élus de la commission spéciale. Mais lundi, le républicain a franchi un pas supplémentaire, en actionnant officiellement la justice pour bloquer la divulgation de documents «secrets» de la Maison-Blanche. «La requête de la commission n'est rien d'autre qu'une tentative vexatoire et illégale d'aller à la pêche aux informations, ouvertement soutenue par Biden et conçue pour enquêter anticonstitutionnellement sur le président Trump et son administration», précise la plainte déposée devant un tribunal de Washington.
L'avocate Teri Kanefield estime la procédure perdue d'avance. Elle rappelle, dans une tribune publiée notamment sur le site de NBC News, que le «privilège de l'exécutif» désigne le pouvoir du président, et d'autres responsables de l'exécutif, de ne pas divulguer certaines conversations et notes échangées avec des conseillers. Trump prétend qu'il peut l'actionner, or jusqu'ici la décision finale revenait au président en exercice. C'est ce que spécifie une loi adoptée par le Congrès en 2014. «Une telle action en justice serait certainement vouée à l'échec», écrivait l'avocate avant même que Trump ne l'actionne. Elle y voit surtout un risque d'autogoal. «Cette stratégie n'empêcherait probablement pas le Congrès d'obtenir les documents. Mais elle pourrait obliger un tribunal à déclarer qu'il y a des raisons de croire que les documents en question contiennent des preuves d'actes répréhensibles – un scénario juridique perdant-perdant que tout avocat digne de ce nom serait bien avisé de déconseiller.»
Et si la bataille judiciaire désormais enclenchée montait jusqu'à la Cour suprême? La plus haute instance judiciaire du pays semble reconnaître au président en exercice un droit supérieur à faire valoir ce privilège, rappelle le constitutionnaliste Jonathan Shaub dans un blog. Ce privilège n'est par ailleurs pas absolu et doit répondre à un besoin clair. Or la commission avance ses pions: pour elle, obtenir les documents demandés doit non seulement permettre de comprendre ce qui s'est passé le 6 janvier 2021, mais également prévenir d'autres attentats. Ceci alors même que Donald Trump est ressorti blanchi de son deuxième procès en destitution, pour «incitation à l'insurrection».
Autre hypothèse: Trump jouerait-il son va-tout avant tout pour semer la zizanie? La procédure qu'il lance aura au moins un effet direct: retarder les travaux de la commission. Et peut-être finir par lasser l'opinion publique. Mais surtout, les élections de mi-mandat de novembre 2022 pourraient changer la donne, si les républicains retrouvaient la majorité à la Chambre des représentants. Donald Trump a donc tout intérêt à ralentir le processus. Il a par le passé à plusieurs reprises actionné la justice et refusé des assignations à comparaître, notamment dans le cadre de l'enquête du procureur indépendant Robert Mueller sur l'ingérence russe dans la présidentielle de 2016.
Avec ce comportement, il risque toutefois d'éveiller les soupçons sur le fait qu'il aurait des choses à cacher, comme une intention claire d'entraver la certification de la victoire de Joe Biden. Et un privilège ne peut pas être utilisé pour dissimuler un comportement illégal. C'est ce que vient d'asséner un conseiller juridique de la Maison-Blanche: «Le privilège de l'exécutif ne devrait pas être utilisé pour protéger, du Congrès ou du public, des informations qui reflètent un effort clair et apparent de subvertir la Constitution elle-même.» Pour rappel, quelques heures avant l'attaque du Capitole par ses partisans, Donald Trump prononçait un discours vigoureux, où il affirmait une nouvelle fois que l'élection lui avait été «volée».
Le concept, qui n'est pas inscrit dans la Constitution, remonte à George Washington. Ce dernier l'a invoqué en 1792, alors que le Congrès exigeait des documents liés à une opération militaire ratée contre les Amérindiens. Les présidents y recourent en général dans des affaires de sécurité nationale, lorsqu'il s'agit par exemple de protéger les noms d'espions ou d'informateurs. Le président Dwight Eisenhower l'aurait invoqué plus de 40 fois. Richard Nixon a également tenté de se cacher derrière cette prérogative, en 1974, dans le cadre de l'affaire du Watergate. Mais la Cour suprême avait alors décidé à l'unanimité qu'il devait remettre les enregistrements de ses conversations au Congrès. Nixon a fini par démissionner.
Auteur de deux livres sur le «privilège de l'exécutif», Mark Rozell ne voit pas non plus comment Trump pourrait gagner la bataille. «Sans le soutien du président en exercice, il y a peu, voire aucune chance que la revendication du privilège de l'exécutif par un ancien président tienne la route. Seul le président en exercice possède les pouvoirs présidentiels de l'article II de la Constitution, dont découle ce pouvoir de privilège de l'exécutif», rappelle le doyen de la Schar School of Policy and Government de l'Université George Mason à Arlington, en Virginie. «Quelques anciens présidents ont fait des revendications de ce privilège, mais dans des circonstances beaucoup plus crédibles et avec le soutien du président en exercice», ajoutet-il. Or une chose est sûre: rien ne fera changer Joe Biden d'avis. ■
Donald Trump risque d’éveiller les soupçons sur le fait qu’il aurait des choses à cacher, comme une intention claire d’entraver la certification de la victoire de Joe Biden