Le Temps

Philippe Leuba, le dernier libéral

Alors que la population élit ses autorités ce dimanche, Philippe Leuba se prépare à quitter le Conseil d’Etat. Rencontre

- YAN PAUCHARD @yanpauchar­d

Le nom du restaurant résonne à lui seul comme une invitation. Au Bon Vin. Une pinte vaudoise comme on n’en fait plus, étriquée, avec ses boiseries anciennes, son juke-box et son portrait du général Guisan dédicacé. Rien n’y est tout à fait aux normes de notre époque. «Le patron est l’un des derniers du canton à faire boucherie lui-même», précise fièrement Philippe Leuba, en arrivant devant l’établissem­ent niché au coeur du village vigneron de Chardonne. Mais pas le temps de s’y engouffrer qu’un cousin passe, interpelle l’élu, lui demande de ses nouvelles, avant de proposer prestement s’il a le temps pour un verre, forcément de blanc. Ce sera pour une prochaine fois.

«Partout ailleurs dans le canton, je suis d’abord vu comme un conseiller d’Etat. Ici, je suis Philippe. Cela fait un bien fou», relève le ministre PLR, au moment de s’installer dans le bistrot et de commander sans même avoir besoin de regarder la carte. Commune accrochée à Lavaux, entre Vevey et le Mont-Pèlerin, Chardonne est le fief de sa famille maternelle, les Neyroud, une dynastie de vignerons. Un clan qui sera présent en 1978, lorsque la mère de Philippe Leuba décède brutalemen­t. Lui est âgé de 13 ans. Son monde s’écroule. «C’est un trou béant», confie-t-il. Son père, Jean-François Leuba, figure politique de l’époque, est alors très pris par ses toutes nouvelles fonctions de conseiller d’Etat. «Quand il y a un drame, dans une famille paysanne, on fait corps et on affronte. Elle nous a entourés, ma soeur, mon frère et moi. Ce sont de belles valeurs terriennes que je chéris encore aujourd’hui.»

Les limonades de l’enfance

Le choix du restaurant pour cet entretien se révèle plus profond qu’attendu. Intime même. «Ici, je ressens la présence de ma mère», ose Philippe Leuba, ému. Et les souvenirs prennent soudain le goût des limonades de l’enfance. Ce n’est donc pas un hasard si Philippe Leuba a choisi la pinte de Chardonne pour fêter, un dimanche soir d’avril 2007, son élection au Conseil d’Etat. Il se rappelle du bistrot plein à craquer. De la joie de son équipe de campagne. Quinze ans ont passé. L’homme de 56 ans s’apprête à quitter le gouverneme­nt. Il assure n’avoir «pas senti la charge», mais pense avant tout aux sacrifices imposés à sa femme et ses deux enfants par son manque de présence.

A une poignée de mois de la fin de son mandat, difficile de résumer trois législatur­es, où il s’est retrouvé à gérer des thématique­s aussi différente­s que les prisons, l’asile ou l’économie. Il y a eu des réussites retentissa­ntes. En 2012, il apparaît en sauveur quand, en tandem avec le socialiste Pierre-Yves Maillard, Philippe Leuba parvient à faire reculer Novartis et à maintenir plusieurs centaines d’emplois à Prangins. Il en tire une certaine fierté: «On nous avait tellement répété que jamais un canton n’arriverait à faire reculer une multinatio­nale.» Il y a encore l’attributio­n des JOJ (Jeux Olympiques de la jeunesse) à Lausanne ou plus récemment son engagement pour faire venir à Aigle, siège de l’UCI (Union cycliste internatio­nale), des coureuses afghanes menacées dans leur pays. Un dossier rocamboles­que, qui le conduira jusqu’à Tirana, en Albanie.

Il y a aussi les périodes de crise. Forcément. La plus aiguë fut celle provoquée par le décès en 2010 de Skander Vogt, détenu de Bochuz mort d’asphyxie après avoir mis le feu à sa cellule. La passivité des gardiens provoque une vive polémique et pousse Philippe Leuba à engager une restructur­ation profonde des conditions d’emprisonne­ment. Il y a enfin les polémiques, comme celle suscitée en 2020, lorsque le ministre parle au 19:30 du Covid-19 comme d’«une grippe qui se soigne en cinq jours avec des Dafalgan». «Mes propos se basaient sur les informatio­ns reçues le jour même, justifie-t-il aujourd’hui. Mais je regrette d’avoir pu donner l’impression de minimiser le virus, alors que la population était inquiète.»

Une école de vie

Ces controvers­es, «elles font partie de la fonction», note-t-il, avant d’évoquer sa carrière d’arbitre internatio­nal. Elle est, à ses yeux, l’une des meilleures écoles pour assumer une tâche gouverneme­ntale. «Vous apprenez à affronter l’impopulari­té, à décider vite, à assumer vos erreurs sans les rejeter sur autrui, égrènet-il. Dans ces deux mondes, il y a de la passion et de la subjectivi­té. Que ce soit en tant qu’arbitre ou comme conseiller d’Etat, votre décision va toujours être perçue de manière diamétrale­ment opposée par l’un ou l’autre camp.»

«L’arbitrage m’a autant formé qu’il m’a déformé, confesse encore le Vaudois, conscient que ces années d’homme en noir l’ont endurci. Je sais que je donne l’impression d’être distant, froid.» Au début de sa carrière politique, il se révèle également un député pugnace. Un jusqu’au-boutiste, même, aux dires de ses adversaire­s. En 2004, alors chef de groupe libéral, il n’hésita pas à attaquer le projet de hausse fiscale de son futur collègue Pascal Broulis, déjà conseiller d’Etat, jusqu’au Tribunal fédéral. Où il l’emporte. «Je ne regrette rien, grâce à cette action, le redresseme­nt des finances du canton ne s’est pas fait par l’impôt.»

Lors de son élection de 2007, ils sont d’ailleurs nombreux à penser que son caractère de chef de bande ne lui permettra pas de se fondre dans le moule gouverneme­ntal. Ce sera tout le contraire. «J’ai un profond respect pour les institutio­ns», insiste-t-il, comme si ce juriste de formation avait fait sien «l’amour des lois» du refrain de l’hymne vaudois. Dans la petite histoire du canton, Philippe Leuba demeurera le dernier conseiller d’Etat élu sous l’étiquette libérale, avant la fusion donnant naissance au PLR. Il sera aussi pour l’heure le dernier ministre libéral tout court, les trois candidats PLR de ces élections (Christelle Luisier, Isabelle Moret et Frédéric Borloz) étant d’obédience radicale.

Pour Philippe Leuba, ces distinctio­ns ne sont plus si importante­s. «Historique­ment, les libéraux étaient fondamenta­lement différents des radicaux, explique-t-il. Au contraire de ces derniers, qui considérai­ent l’Etat comme un soutien, nous nous méfions de l’action étatique, qui conduit selon nous tôt ou tard à une restrictio­n des libertés. Ce qui nous a finalement rapprochés, c’est la prise de la majorité du Conseil d’Etat par la gauche. Ce fut le liant, comme la maïzena d’une fondue. Les radicaux ont commencé à se défier d’un Etat dont ils avaient perdu les manettes.»

Les fortes conviction­s libérales de Philippe Leuba remontent à loin. «En 1968, mes parents ont accueilli à la maison une famille de réfugiés tchécoslov­aques, se souvient-il. J’étais petit. Mais j’ai compris qu’ils fuyaient une dictature pour offrir à leurs enfants un avenir, pas à l’ombre des chars soviétique­s mais dans ce qu’ils appelaient «le monde libre».

Philippe Leuba ne souhaite pas évoquer ses projets d’après-Conseil d’Etat. «J’ai 56 ans, l’âge pour un dernier grand défi profession­nel», lance-t-il. Dans l’immédiat, il se réjouit du passage du Tour de France devant chez lui, dans ce Lavaux qu’il chérit tant et qu’il n’a jamais quitté.

«Dans la carrière d’arbitre, vous apprenez à affronter l’impopulari­té, à décider vite» PHILIPPE LEUBA

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PALEY POUR LE TEMPS) (PUIDOUX, 11 MARS 2022/ALINE Philippe Leuba a passé quinze ans au gouverneme­nt, dont il fut le dernier élu sur une liste libérale.

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