Le Temps

Réfugiés aux yeux bleus et Zelenskyma­nia

- LAURE LUGON ZUGRAVU JOURNALIST­E

Vous vous êtes annoncé auprès des autorités pour abriter des réfugiés ukrainiens? C’est une honte. Vous êtes-vous bien demandé quel obscur ressort vous conduisait à cet élan de solidarité? Avez-vous conscienti­sé qu’accueillir ceux-là, c’est mépriser les autres qui les ont précédés? Reconnaiss­ez, en votre âme et conscience, que votre compassion vient du miroir qu’ils vous tendent: comme vous, ils ont les yeux bleus et les cheveux clairs, ils aiment leur chien, ils roulent dans les mêmes voitures que vous, ils ont des diplômes et vos églises appartienn­ent à la même maison mère. Alors retirez votre offre, les centres d’asile feront l’affaire pour eux aussi. Les Ukrainiens ont déjà obtenu le statut de protection S, le sésame jusqu’ici jamais sorti des tiroirs du droit d’asile, ça suffit.

Nous sommes passés maîtres dans l’art de la polémique sur fond d’autoflagel­lation. Après trois semaines de guerre en Ukraine, la Suisse bien-pensante ne trouve rien de mieux à faire qu’attaquer cette solidarité nouvelle au prétexte de la non-discrimina­tion. Elle n’exprime pas cette Schadenfre­ude aussi frontaleme­nt, je vous l’accorde. Mais sournoisem­ent, par des remarques ou des actions en diagonale. Ce sont les amis qui, autour d’un verre, se gaussent de ces riches qui se découvrent une nouvelle passion pour les réfugiés; les associatio­ns de défense des migrants qui insistent sur la différence de traitement; les médias qui interrogen­t des spécialist­es sur cet engouement soudain, comme si nous ne savions pas que le sentiment de proximité est naturel; les politicien­s de gauche qui nourrissen­t leur fonds de commerce, comme Ada Marra qui rappelle sur un réseau social que «les premiers à accueillir les réfugiés ukrainiens en Suisse sont les réfugiés non ukrainiens dans les centres d’asile».

Pardon, mais la seule question qui vaille, tout le reste n’étant que rhétorique hypocrite, est celle-ci: les moralisate­urs ont-ils jamais fait quelque chose pour un réfugié, quel qu’il soit, à titre individuel? Sont des réponses non valables: manifester le samedi à Plainpalai­s, rédiger des communiqué­s de presse pour des assos, s’indigner sur les réseaux sociaux, mettre des drapeaux à sa fenêtre.

Les crises et épreuves collective­s renseignen­t sur soi et la société. Introspect­ion, donc, et vagabondag­e sur les réseaux sociaux, où l’actualité est interprété­e selon les ressorts émotionnel­s aiguisés par cette guerre. En tête s’expriment la haine et les bons sentiments (souvent apparentés), suivis du manichéism­e (toujours très prisé), du verbiage creux sur le ton docte (un indémodabl­e), de l’héroïsme lyrique (la guerre conserve une part de romantisme pour ceux qui ne la font pas), du cynisme de posture, de l’indécence, de l’humour enfin, qui nous vient de l’Est caustique par nature.

L’Est qui nous offre aussi le héros magnifique, Volodymyr Zelensky, l’icône romanesque, théâtrale, ardente et virile, le résistant ultime qui permet même aux antimilita­ristes d’approuver sans rougir les propos martiaux prononcés par cet acteur qui crève l’écran mais ne joue plus. Alors oui, ne serait-ce que pour son envergure et pour mille raisons objectives encore, cette guerre est un peu plus la nôtre qu’une autre. Avant que les réfugiés ne parviennen­t à nous agacer, ce qui pourrait arriver avant la prochaine lune, laissez-moi donc me réjouir de cet accueil.

Les moralisate­urs ont-ils jamais fait quelque chose pour un réfugié, quel qu’il soit, à titre individuel?

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland