«On était vaincu par sa conquête…»
Victor Hugo, bien sûr: Les Châtiments, La Retraite de Russie. Le premier coût d’une guerre, comme en Ukraine, est humain, et cela est intolérable. Mais il existe aussi un coût économique considérable que les dirigeants sous-estiment complètement. En général, les guerres sont des suicides économiques, même si on est vainqueur sur le champ de bataille.
D’après une étude faite par le Centre pour la reprise économique, Civitta et EasyBusiness, l’invasion de l’Ukraine coûterait 20 milliards de dollars par jour à la Russie. Si ce chiffre est exact, cela signifierait qu’à la parution de cette chronique la Russie aurait dépensé plus de 450 milliards de dollars dans cette tragédie militaire.
Cela représente les deux tiers des réserves monétaires internationales de la Russie qui sont de 630 milliards de dollars. Mais à cause des sanctions, plus de la moitié de ces réserves qui sont en dollars et en euros, sont inutilisables. Le reste en Yuan et en or est moins liquide. Par rapport au PIB, le coût de la guerre serait alors de 25% de la richesse créée par la Russie en une année.
Mais envahir un pays n’est pas la fin de l’histoire. Comme les soldats russes le découvrent, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre de libération, mais une guerre d’occupation. Or, l’Ukraine est un immense pays de 604 000 km². Il est fort probable que la résistance s’organisera un peu partout. L’OTAN estime qu’il faudra à la Russie 600 000 soldats en permanence pour contrôler tout le pays. A un coût faramineux…
Les sanctions vont considérablement réduire les revenus économiques du pays. Les embargos sur les exportations d’hydrocarbures, de minerais ou de céréales, auront un impact énorme. Même si la Chine veut aider la Russie en servant d’intermédiaire ou en rachetant des entreprises, cela ne comblera pas le manque à gagner.
D’autre part, la Russie importe 30% de ses produits des pays du G7. Si l’Europe est vulnérable sur les énergies, la Russie l’est tout autant dans les hautes technologies, par exemple les semi-conducteurs, les télécommunications et le secteur financier. Incontestablement, le niveau de vie des Russes va baisser.
JP Morgan estime que le PIB russe va chuter de 35% au prochain trimestre et de 7% sur l’année. Le rouble est en chute libre. La Russie risque d’ailleurs de faire défaut sur ses 150 milliards de dollars de dette extérieure, dont les deux tiers concernent des entreprises. En conséquence, même les vendeurs chinois de smartphones, Huawei, Xiaomi, Oppo, réduisent leurs livraisons en Russie.
L’inflation élevée liée au prix des matières premières risque de ralentir la reprise économique en Europe, peut-être aussi aux Etats-Unis. Le scénario du pire est celui d’une stagflation, comme ce fut le cas dans la fin des années 1970 après la crise pétrolière. Certes, aujourd’hui, notre efficacité énergétique est meilleure: il fallait un baril de pétrole pour créer 1000 dollars de PIB en 1973, contre 0,43 baril actuellement. Mais on ne peut exclure cette possibilité.
Un autre impact de la guerre est la perte de ressources humaines qui, en d’autres temps, seraient affectées à des activités plus productives à l’intérieur du pays. Les opérations militaires et sa logistique sont autant de compétences et d’énergie qui sont détournées de la croissance économique. De plus, des milliers de jeunes russes formés dans les hautes technologies sont tout de suite partis vers la Turquie, les pays du Golfe ou l’Asie. La guerre crée une hémorragie des cerveaux.
Dans les années 1980, le budget militaire de l’Union soviétique représentait entre 17 et 20% du PIB. On y retourne certainement. Aujourd’hui, les revenus annuels des exportations russes de gaz (60 milliards de dollars) sont l’équivalent du budget de l’armée. Quand le président Reagan a lancé son projet de «guerre des étoiles», un des objectifs était de forcer les Soviétiques à dépenser encore plus pour leur armement. L’Union soviétique n’a pas pu suivre et s’est écroulée.
La Russie d’aujourd’hui risque d’être victime du même syndrome. Une guerre qui s’éternise dans un pays qu’il faut contrôler est un gouffre économique. L’Union soviétique l’avait déjà appris à ses dépens en Afghanistan; les Américains ont répété l’expérience, 2000 milliards de dollars plus tard.
André Malraux disait: «Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie.»
Le monde, aujourd’hui, est de plus en plus divisé entre ceux pour lesquels la vie est une valeur suprême et les autres pour lesquels ce n’est qu’une perte collatérale de leurs ambitions. Pour ces derniers, la faillite économique est toujours la sanction ultime; tout simplement parce que la force brutale ne leur permet pas d’y échapper. ■