En France, les fonds de la Banque du Liban utilisés à des fins privées
Entre 2010 et 2021, la banque centrale du Liban a payé près de 5 millions d’euros à une société gérée par la mère d’un enfant de son gouverneur, Riad Salamé. La Banque de France n’était pas au courant, et cela contrevient aussi aux lois libanaises
Le 21 octobre 2021 au matin, les policiers de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) se rendent dans un immeuble cossu du XVIe arrondissement de Paris. Ils cherchent à perquisitionner l’intégralité des biens liés à Anna K. qui, en l’espace de quelques années, a pris la tête d’un petit empire immobilier et financier d’environ 16 millions d’euros et gère une société de location de bureaux au 66, avenue des Champs-Elysées. La quarantenaire, d’origine ukrainienne, n’ouvre pas la porte.
Anna K., parfois appelée «Tania» dans la presse, reste silencieuse, à l’intérieur, pendant deux heures. Il faut attendre que la police menace d’enfoncer la porte pour qu’elle ouvre et demande que sa fille, dont Le Temps a révélé qu’elle avait été reconnue deux ans après sa naissance par Riad Salamé, puisse aller chez une voisine. La police découvre un appartement très luxueux de 250 m² sobrement meublé. Composé de sept pièces et d’un hammam, il donne accès à un autre grand appartement.
Un appartement adjacent
Face à la découverte des enquêteurs, Anna K. s’empresse de préciser ce que ces derniers savent déjà: il s’agit du domicile personnel de Riad Salamé, 71 ans aujourd’hui, gouverneur de la banque centrale du Liban depuis vingt-neuf ans. Dans cet appartement adjacent, les policiers trouvent plusieurs documents, dont la carte grise d’une BMW série 4 et des relevés d’un compte auprès d’une banque luxembourgeoise, alors que le Liban traverse une crise financière sans précédent au point que les épargnants libanais n’ont plus accès à leurs comptes depuis mars 2020.
Le Temps, qui a révélé les avoirs de Riad Salamé en Suisse, poursuit son enquête sur ses circuits financiers et ceux de ses proches.
Depuis l’été 2021, Riad Salamé est visé par une enquête judiciaire confiée à la juge d’instruction Aude Buresi pour «blanchiment en bande organisée» après que les ONG Sherpa et Accountability Now ont déposé des plaintes contre X. Les avocats de Sherpa, William Bourdon et Amélie Lefebvre, déclarent avoir déposé plainte pour «un collectif de Libanais désireux que justice soit faite au nom de tout un peuple paupérisé par une faction de délinquants de grande envergure dans un partenariat mafieux entre le public et le privé». Ils ajoutent que Sherpa a également déposé plainte au Luxembourg et se félicite que «les procédures transfrontalières de traque des avoirs détournés aient atteint une telle intensité».
Bureaux peu ou pas utilisés
Car si la justice a pris au sérieux les informations contenues dans les plaintes et en partie publiées par Le Temps, les perquisitions de l’automne dernier iront au-delà de ses espérances. D’après nos informations, quelques heures après la visite des appartements du XVIe arrondissement, les officiers de police accompagnés par Anna K. se rendent avenue des Champs-Elysées dans les locaux d’Efficice, société de location de bureaux qui gère trois étages. Les enquêteurs découvrent alors que le quatrième étage entier est loué à la Banque du Liban (BDL). S’il faut attendre le lendemain pour accéder à ces bureaux du troisième, les enquêteurs constatent qu’ils sont peu, voire pas utilisés.
L’une des pièces ne possède que deux ordinateurs dont les disques durs ne révéleront que très peu d’activité. Ils trouveront également un avenant de contrat signé entre le gouverneur et Anna K. qui prévoit les paiements – effectués – de 4,8 millions d’euros à la société d’Anna K. par la BDL, entre 2010 et 2021. Les loyers mensuels pour cinq bureaux, fixés par deux contrats d’août 2015 puis décembre 2016, sont de 37 523 euros à la société Efficice, trois fois le prix des surfaces louées par la même entreprise à d’autres clients. Pourtant, comme le notent les enquêteurs, la Banque du Liban n’apparaît nulle part dans le listing des clients d’Efficice.
Plus étrange encore, Anna K. n’a pas été en mesure de fournir le contrat original, ni la moindre comptabilité. La location a commencé en 2010 et dure depuis 128 mois, alors qu’Efficice n’a acheté l’étage pour 3,7 millions d’euros qu’en mars 2014. En impliquant la Banque du Liban dans ces montages, l’affaire pourrait virer à l’incident diplomatique entre Paris et Beyrouth. Sollicitée par Le Temps, la Banque de France est catégorique: «Nous vous confirmons que la Banque du Liban n’a pas de bureau de représentation en France et ne peut y exercer, ou être susceptible d’y exercer, une quelconque activité nécessitant une autorisation de la Banque de France ou de l’ACPR.»
Côté libanais aussi, ces montages semblent contrevenir à la loi. L’article 20 de la loi de la monnaie et du crédit stipule que «Le gouverneur […] doit se dédier entièrement à la banque centrale. Ses fonctions sont incompatibles avec n’importe quel mandat législatif, fonction publique ou une activité dans une entreprise, indépendamment du fait que le mandat est rémunéré ou non.» Une faute qui, en théorie, pourrait entraîner une demande de destitution du gouverneur. Contactés par Le Temps, ni Anna K. ni Riad Salamé ni ses collaborateurs de la Banque du Liban n’ont donné suite. Pierre-Olivier Sur, avocat parisien du gouverneur, n’a pas souhaité commenter. D’autres documents saisis par la justice française indiquent des liens financiers entre Anna K. et des membres de la famille ou des proches de Riad Salamé. Et notamment Raja Salamé, frère du gouverneur, qui a été arrêté à Beyrouth le jeudi 17 mars. La juge française Aude Buresi a également envoyé des demandes d’informations complémentaires en Belgique, à Monaco et en Grande-Bretagne. Une rapidité d’action qui contraste avec la lenteur des autorités suisses pourtant détentrices de milliers de pages de documentation bancaire depuis plus d’un an et demi. Interrogé à ce sujet, le Ministère public de la Confédération répond: «L’Office fédéral de la justice a délégué une demande d’entraide du Parquet national financier à la Suisse dans ce cadre, celle-ci est en cours d’exécution.» Concernant l’enquête et les demandes d’entraide avec le Liban, il ajoute que «l’instruction suit son cours».
La rapidité d’action de la justice française contraste avec la lenteur des autorités suisses