Le Temps

La «coupe de poids», le combat avant le combat

Les adeptes des sports de combat à catégories de poids ont ritualisé la pratique brutale et exigeante du «weight cutting» pour maigrir juste le temps de la pesée. Plongée au coeur de l’effort et de la sueur

- TEXTE: CLÉMENT LE FOLL PHOTOS: CHA GONZALEZ @lefollclem­ent @_cha.gonzalez_

L’alarme stridente du téléphone annonce la fin du round. Oumar Sy s’arrête et tape contre le gant de Rony Bouzy, son sparring-partner. Essoufflé, le duo s’accroupit pour une minute de temps mort. Leur sueur imprègne jusqu’aux murs. Autour, une vingtaine de licenciés répètent frénétique­ment les mêmes combinaiso­ns. L’impact des coups de pied contre les paos (boucliers rembourrés) résonne dans le dojo.

Alexis Maillols, 33 ans, ancien combattant profession­nel aujourd’hui coach de cette salle de Saint-Denis, au nord de Paris, slalome entre ses élèves pour conseiller Rony et Oumar, qui porte une combinaiso­n de sudation bleu nuit, aux faux airs de K-Way intégral. Ce soir, Oumar n’a qu’un objectif: transpirer.

Regard déterminé, mots mesurés, ce sportif de 1,95 m au physique de gladiateur est à 26 ans l’un des plus grands espoirs du MMA français. Invaincu en cinq combats profession­nels – dont une victoire au KSW, organisati­on polonaise parmi les plus prestigieu­ses d’Europe –, cet enfant de Clichy, dans les Hautsde-Seine, est un jour promis à la célèbre UFC.

Pour l’heure, son avenir se limite au lendemain matin 9h. Dans treize heures se tient la pesée officielle qui validera son combat au sein de l’organisati­on française Ares, à Paris. Engagé dans la catégorie des mi-lourds, il ne peut y dépasser 93,4 kg. «Hors entraîneme­nt, je monte à 106 kg, aujourd’hui j’en suis à 99», clarifie-t-il. S’il veut affronter son adversaire, il doit perdre cinq kilos.

Le «weight cutting» (coupe de poids) est aux sports de combat ce que le freinage d’urgence suivi d’une accélérati­on brutale est à l’automobili­ste au passage d’un radar. Le principe: se déshydrate­r en suant à outrance pour réussir la pesée puis reprendre du poids – et donc des forces – dans l’intervalle de 24 à 36 heures avant la montée sur le ring, le tapis ou l’octogone. Etre plus lourd que son adversaire, c’est être plus puissant avec les poings et lors des phases de lutte, et augmenter ses chances de l’emporter. La plupart des profession­nels de MMA pèsent en temps normal cinq à dix kilos de plus que la catégorie dans laquelle ils combattent.

«On ne fait pas un cut à l’américaine avec du sauna, des bains chauds et une déshydrata­tion folle, Oumar ne supporte pas», précise Alexis, l’un des coachs d’Oumar. La pratique peut parfois être extrême. Avant une opposition à l’UFC en 2019, le Brésilien Paulo Costa est pesé 84,4 kg. Lorsqu’il rentre dans l’octogone le lendemain, l’aiguille pointe 97 kg. En 2015, le combattant chinois Yang Jian Bing meurt suite à un weight

cut trop intense. En 2008, Daniel Cormier, depuis devenu champion UFC, frôle la mort et déclare forfait à l’épreuve de lutte des Jeux olympiques de Pékin, victime d’une insuffisan­ce rénale.

L’obsession de la balance

Depuis plus deux semaines, Oumar ne consomme plus aucun glucide. Avant l’entraîneme­nt, il badigeonne son corps d’Albolene, une crème qui dilate les pores de la peau et favorise la transpirat­ion. Au sol ou debout, les rounds de cinq minutes se succèdent avec Rony, un pro de 32 ans. «J’ai failli tomber dans les pommes», confie Oumar, le corps luisant de sueur, lors d’une phase de récupérati­on. Cette séance est la deuxième de la journée, il a couru ce matin. Elle s’achève par un rituel immuable, la pesée. Il y a deux balances pour restreindr­e la marge d’erreur. L’une annonce 94,7 kg, l’autre 96. L’objectif du soir était 95. Rendez-vous est pris le lendemain à 6 heures du matin pour perdre les derniers kilos. Lorsque Oumar sort de la voiture de son coach, ses traits sont tirés. Depuis la veille, il s’est contenté du minimum: poulet-salade, raisin, oranges et un peu d’eau.

La déterminat­ion reprend vite le dessus. «C’est un combat avant le combat», résume-t-il en s’équipant. Les deux balances affichent 96 kg. La pesée est dans deux heures. Oumar enfile sa combinaiso­n de sudation et commence par 30 minutes de course, encouragé par Alexis. Le duo poursuit avec une demi-heure de boxe. Au retour des vestiaires, la sudation est telle qu’Oumar essore ses chaussette­s. Nouvelle pesée: 94,3 kg.

Il manque un kilo. Une pointe de déception marque le visage d’Oumar. «La marge d’erreur est importante par rapport à la balance officielle», dédramatis­e son coach, qui ne cache pas son admiration. «Mentalemen­t, ce qu’il fait n’est pas donné à tout le monde. La plupart des mecs n’arrivent plus à marcher quand ils arrivent à la pesée.» La veille, Rony le sparring tenait le même discours. «Je n’aurais pas la force de faire ce qu’il fait.»

La coupe de poids se termine à l’hôtel Evergreen de Levallois-Perret, où aura lieu la pesée officielle. Durant le trajet, Oumar, éprouvé mentalemen­t et physiqueme­nt, se confie pour la première fois sur la difficulté du weight cut. «Je ne pourrai pas le faire toute ma carrière. Il va falloir faire un choix: soit contrôler mon alimentati­on pour peser 97 kg et avoir une coupe moins importante, soit en prendre dix et monter chez les lourds.»

Dans le hall à la moquette tuftée de l’hôtel, plusieurs combattant­s attendent en file indienne de passer sur la balance. Assis sur une chaise, l’un d’eux vient de valider sa pesée après une perte de dix kilos. Epuisé, le regard hagard, il récupère en avalant une banane. Oumar n’en a pas tout à fait fini. «Il manque 300 grammes», indique-t-il en revenant d’un pas décidé de la première pesée du jour.

Chaque gramme compte

L’horloge indique 9h30, il a jusqu’à midi pour atteindre son but. Une pièce est aménagée en dojo, Oumar enfile les gants, cinq rounds de trois minutes. Il soulève son t-shirt, le soupèse pour en évaluer la transpirat­ion. «On est bon là?». Nouvelle pesée, nouvel échec: encore 2000 grammes. La salle. Les gants. Trois rounds. Les mouvements ralentisse­nt, les coups de pied perdent en rythme et en précision. A chaque pause, Oumar porte une gorgée d’eau dans sa bouche avant de la recracher. L’avaler, c’est prendre du poids. Chaque gramme compte. Nouvelle pesée. Il manque encore 100 grammes. Oumar repart pour trois rounds, harassé. «Si ce n’est pas bon, je ne pourrai plus», prévient-il en s’écroulant au sol. Son coach éponge la sueur à l’aide de serviettes et l’accompagne pour une énième tentative. Le verdict tombe: 93,4 kg. Oumar est au poids requis, le combat aura lieu.

Pour avoir une chance de le remporter, il faut maintenant reprendre des forces, se réhydrater et s’alimenter, jusqu’à atteindre 99 kg au soir de l’affronteme­nt. Oumar s’allonge quelques minutes sur le tatami pour reprendre ses esprits. Assis à l’autre bout de la pièce, Alexis savoure. «C’était dur, mais ça y est, t’as gagné la première guerre.» La seconde se tient le lendemain soir, dans l’octogone. Oumar l’emportera par décision unanime après une grande maîtrise en lutte. Chaque gramme a compté.

 ?? (1ER FEVRIER 2022, SEINE SAINT DENIS) ?? Oumar Sy doit perdre 6 kilos avant le lendemain midi pour pouvoir combattre. Il passera de 99 kg à 96,4 kg en une heure.
(1ER FEVRIER 2022, SEINE SAINT DENIS) Oumar Sy doit perdre 6 kilos avant le lendemain midi pour pouvoir combattre. Il passera de 99 kg à 96,4 kg en une heure.
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland