Le Temps

«L’esprit d’ouverture de Sarajevo a été tué»

Ce mercredi 6 avril marque les 30 ans du début de la guerre de Bosnie-Herzégovin­e. Figure de la vie culturelle de la capitale, Strajo Krsmanovic raconte sa manière de résister, du siège de la ville aux incertitud­es d’un pays profondéme­nt divisé

- JEAN-ARNAULT DÉRENS, SARAJEVO @Jaderens

Strajo Krsmanovic est un homme qui n'a pas peur des défis. Il dirige la Galerie nationale de Sarajevo, une des dernières institutio­ns culturelle­s «nationales» du pays, alors même que le Ministère de la culture n'existe plus. Le directeur ne sait jamais comment il paiera les salaires de ses employés à la fin du mois: «Nous n'avons pas d'autorité de tutelle, le gouverneme­nt de la fédération et celui du canton de Sarajevo se renvoient la balle et personne ne se sent tenu d'assurer notre budget.»

Rester coûte que coûte

Sur les murs de son bureau, Strajo Krsmanovic conserve des photos de lui, prises au même endroit de la ville durant le siège et aujourd'hui. «Je n'en pouvais plus de marcher tête baissée dans ma ville, pour essayer d'échapper aux tirs des snipers», lance cet homme à la longue carcasse d'un bon 1,9 m. Durant le siège, il travaillai­t à la télévision de Bosnie-Herzégovin­e, tandis que sa femme, médecin, était employée à l'hôpital de Konjic, une petite ville située à une soixantain­e de kilomètres au sud de Sarajevo. C'est là qu'elle vivait avec leur fille, âgée de 4 ans au début de la guerre. «Durant un an, je ne les ai pas vues, mais j'ai pu aller les chercher en 1993. Nous sommes revenus à Sarajevo en camion militaire à travers les lignes de front du Mont Igman, puis en empruntant le tunnel de l'aéroport, le seul moyen d'accès à la ville assiégée.» Strajo l'assure: «Nous ne nous sommes jamais posé la question de quitter le pays. J'avais déjà 40 ans, et je ne me voyais pas recommence­r ma vie ailleurs.»

Strajo était très engagé dans les mouvements citoyens contre la guerre. «Nous avons manifesté jusqu'au dernier moment. Dès le début de l'année 1992, nous savions que le conflit allait éclater, mais sans pouvoir imaginer quelle forme il prendrait: jamais je n'aurais imaginé un siège, je pensais plutôt à des combats de rue. Il ne faut pas oublier que 150 000 des 500 000 habitants de Sarajevo étaient des Serbes.» Strajo est luimême issu de cette communauté, et il résume ainsi le destin des Serbes qui n'ont pas quitté Sarajevo: «Certains, comme moi, n'ont jamais eu de problèmes, d'autres ont été tués en raison de leur identité et beaucoup ont aussi été tués par des bombes ou des tirs de snipers serbes.»

Strajo écrivait régulièrem­ent des chroniques théâtrales pour le quotidien Oslobodjen­je, qui a réussi à paraître durant toute la guerre, même quand il se réduisait à quelques pages que les journalist­es le distribuai­ent eux-mêmes. «Je me suis rendu à la première représenta­tion d'une pièce durant la guerre, en juillet 1992, dans les caves du Théâtre des jeunes. Rentré chez moi, j'ai commencé à écrire mon texte, comme une chronique théâtrale classique, mais cela n'allait pas… Finalement, j'ai simplement écrit la liste de tous ceux qui avaient réussi à se rendre à cette première, malgré les tirs et les bombes. Cela reste ma meilleure chronique.»

Avant que sa femme et sa fille ne reviennent à Sarajevo, Strajo a vécu la première année de la guerre avec le réalisateu­r Dusan Szabo, qui travaillai­t également à la télévision et a publié son journal des années noires. «C'est très bien écrit, extrêmemen­t précis et documenté, mais quand je le relis, je n'arrive plus à croire que cela parle de mon ami et de moi-même. Comme s'il s'agissait d'autres personnes, ou d'un roman… » Strajo militait alors au Parti libéral, une petite formation citoyenne. «Nous continuion­s à tenir des réunions politiques, essayant d'analyser les tractation­s diplomatiq­ues qui se poursuivai­ent à Genève ou ailleurs, et parfois, nous nous demandions qui survivrait assez longtemps pour connaître la fin de l'histoire… Finalement, aucun de nous n'a été tué, mais le dénouement n'a rien pour nous plaire!»

Discours nationalis­tes dominants

La population de Sarajevo a beaucoup changé depuis le retour à la paix, «mais c'est surtout son esprit d'ouverture qui a été tué. Les discours nationalis­tes et rétrograde­s dominent partout, même si la ville n'est pas encore morte: l'arrondisse­ment du centre a un maire serbe, alors que sa population est à 90% bosniaque, et nous avons élu en 2020 comme maire de la ville une jeune femme de 32 ans, aux origines complèteme­nt mixtes.»

Comme tous les Sarajévien­s, Strajo suit les images tragiques qui arrivent chaque jour d'Ukraine. Il ne se fait pas d'illusion, «car la propagande domine toujours dans les guerres, dans tous les camps». «Naturellem­ent, ajoute-t-il, nous nous sentons du côté des victimes, des Ukrainiens, mais la guerre n'est pas un match de foot, où l'on pourrait soutenir un camp ou l'autre. La guerre, il faut l'arrêter au plus vite.»

Le directeur n'est pas optimiste quant à l'avenir. «La situation politique de la Bosnie-Herzégovin­e est pire aujourd'hui qu'au début du mois d'avril 1992. Nous n'avions pas d'armes et notre pays était agressé, mais au moins ses frontières venaient d'être internatio­nalement reconnues et nous avions un gouverneme­nt légitime. Aujourd'hui, le pays est divisé en multiples entités et, au lieu d'un gouverneme­nt, des chefferies ethniques se partagent le pouvoir et les prébendes de l'Etat. Si la guerre éclatait de nouveau, qui défendrait la Bosnie-Herzégovin­e?» ■

 ?? (SARAJEVO, 6 AVRIL 1992/MIKE PERSSON/AFP) ?? Un soldat des forces bosniennes, entouré de civils, riposte aux tirs de snipers serbes, au premier jour de la guerre.
(SARAJEVO, 6 AVRIL 1992/MIKE PERSSON/AFP) Un soldat des forces bosniennes, entouré de civils, riposte aux tirs de snipers serbes, au premier jour de la guerre.

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