Au Mali, l’armée et des mercenaires russes sont accusés d’un massacre de civils
De nombreux témoins dénoncent une tuerie qui aurait ôté la vie de plusieurs centaines de civils, quand les officiers maliens parlent d’un «succès opérationnel contre les terroristes du pays»
C'est sans doute l'une des pires tueries perpétrées par les forces armées nationales en dix ans de guerre. Dans le village de Moura, au centre du Mali, lors d'une opération antiterroriste qui s'est déroulée du 27 au 31 mars, l'armée malienne, appuyée par des supplétifs russes, a tué plusieurs centaines de personnes.
Les premiers témoignages parlent d'un «massacre», évoquant une litanie d'exactions: pillages, viols et exécutions extrajudiciaires auraient émaillé le siège de cette bourgade d'environ 10000 habitants. Lundi 4 avril, le gouvernement français s'est dit «gravement préoccupé par les informations faisant état d'exactions massives dans le village de Moura par des éléments des forces armées maliennes accompagnées de mercenaires russes du groupe Wagner». La veille, c'était le Département d'Etat américain qui évoquait des «informations extrêmement troublantes», appelant les autorités maliennes à donner urgemment «à des enquêteurs impartiaux un accès libre, sans entrave et sûr à la zone».
Le Temps a eu accès à des témoignages d'habitants de Moura permettant de reconstituer ces cinq jours de terreur qui ont débuté dimanche 27 mars, à 11h, avec l'arrivée d'au moins trois hélicoptères en périphérie du village. «Deux d'entre eux ont atterri juste devant ma maison, confie Ibrahima Ka*. Des soldats blancs en sont sortis et ont immédiatement ouvert le feu. Plusieurs sont montés sur le toit de ma maison pour tirer sur les gens qui s'enfuyaient en panique.»
Pendant ce temps-là, une deuxième équipe de «soldats blancs» s'est dirigée vers la place du marché où, comme chaque dimanche, de nombreux éleveurs des villages avoisinants étaient venus vendre leurs bêtes. «Ils ont tué plusieurs personnes, en ont arrêté d'autres», affirme Modou Bah*, ressortissant du village. Les «soldats blancs», accompagnés de traducteurs, ont alors emmené les individus entravés à l'est du village où ils les ont divisés en groupes. «Ils ont exécuté ceux soupçonné de terrorisme», soutient Modou.
Le dilemme des habitants
Chaque dimanche, les terroristes de la Katiba Macina, une unité combattante liée à Al Qaida, se glissent dans le village pour s'approvisionner. Ce 27 mars, ils étaient «quelques dizaines tout au plus», affirme Modou. Selon le communiqué de l'armée malienne, cette «opération d'opportunité aéroterrestre de grande envergure» a été déclenchée à la suite des renseignements faisant état «d'une rencontre entre différentes katibas à Moura», qualifiée de «fief des terroristes».Isolée dans une zone inondable du centre du Mali, Moura est prise en tenailles. «Les FAMa [Forces armées maliennes] ne nous protègent pas, explique Modou. Nous ne sommes pas d'accord avec les djihadistes, mais si nous les repoussons, ils nous tueront.»
Jusqu'au jeudi 31 mars, les forces maliennes et les mercenaires russes ont exécuté des «dizaines de personnes, armées ou non, affirme Ibrahima. Ils demandaient aux hommes de sortir de leur maison et tuaient les personnes cachées, brûlaient les maisons où les gens s'étaient réfugiés. Les soldats maliens volaient les bijoux, l'argent, parfois la nourriture.»
Des allégations consolidées par un rapport de Human Rights Watch publié le 4 avril, qui rapporte des exécutions sommaires. Pour Modou, ces «soldats blancs» étaient sans aucun doute des Russes. «Ce sont les seuls soldats étrangers qui travaillent avec notre armée depuis le départ des Français», dit-il. Si les autorités maliennes se défendent d'avoir des mercenaires dans leurs rangs, ne parlant que d'«instructeurs russes», de multiples sources sécuritaires maintiennent qu'un millier de paramilitaires du groupe Wagner sont présents au Mali depuis plusieurs mois. Dans un communiqué daté du 1er avril, l'armée malienne avance avoir éliminé «203 terroristes» et arrêté «51 suspects». Un bilan très lourd obtenu sans aucun dommage collatéral, ni aucun blessé dans les rangs maliens. Improbable, selon Modou: «S'il y avait eu 200 djihadistes armés, il y aurait eu des blessés des deux côtés.»
Seule une une enquête indépendante pourra établir le nombre de victimes, mais plusieurs témoins font déjà état de 200 à 500 tués, en majorité civils. La Minusma [la mission de l'ONU au Mali] doit se rendre sur les lieux. Si les témoins disent vrai, les enquêteurs y trouveront au moins deux fosses de 200 et 100 cadavres. Comme un affreux miroir au massacre de Boutcha en Ukraine, lui aussi le fait de soldats russes. ■