Le Temps

Libérée de ses occupants, Trostianet­s compte ses morts

- STÉPHANE SIOHAN, TROSTIANET­S @stefsiohan

La petite ville du nord-est a été une des premières prises de guerre de l’armée russe. Elle offre un paysage d’apocalypse, tandis que les habitants découvrent l’ampleur des exactions commises

D’ordinaire, à Trostianet­s – 20 000 habitants avant la guerre –, il flotte une douce odeur de lait et de cacao sur la ville, qui abrite une des grandes chocolater­ies du pays, Mondelez Ukraine, qui employait encore récemment près de 1500 ouvriers. «C’est notre seul objet stratégiqu­e, pourquoi ils se sont attaqués à notre ville?» se demande encore Lioudmila Mayakovska, employée dans l’usine pendant quarante ans. Elle vient de passer un mois à faire des allers-retours entre l’usine et la maison, après qu’au deuxième jour de la guerre elle a vu des soldats russes armés de fusils-mitrailleu­rs s’aventurer dans sa rue et s’emparer de plusieurs voitures.

Au soir du 24 février, Trostianet­s, à 27 km de la frontière russe dans la région de Soumy, a été une des premières villes occupée par la 4e division de chars Kantemir, une unité d’élite des forces russes. «Leur plan était de traverser la ville et de continuer vers Kiev, explique Leonid Klizubi, directeur de l’administra­tion militaire d’Okhtyrka, à 12 kilomètres de là. Trostianet­s et Okhtyrka ne devaient être que des villes de transit. Mais notre armée [ukrainienn­e] a offert une résistance à laquelle ils ne s’attendaien­t pas.» Dès le troisième jour de la guerre, plus d’un millier de soldats russes ont campé à Trostianet­s, d’où ils ont bombardé les villes alentour.

Des civils tués chaque jour

A Trostianet­s, au bout de quelques jours, les occupants se sont mis à piller les magasins: alcool, cigarettes, saucisson, téléphones… «Dès le 27 février, les soldats russes ont commencé à tirer sur des gens qui essayaient de fuir la ville dans le secteur de la gare, confie ainsi Viktor Ovcharenko, travailleu­r du bâtiment de 58 ans. Deux jeunes hommes ont été visés par balles aux jambes face à la gare, et pendant 48 heures, ni les secours ni les proches n’ont eu accès aux corps. Quelques jours plus tard, deux jeunes femmes ont été tuées par des snipers. Tous les jours, deux ou trois civils ont été tués.»

Assez vite, des rotations se sont mises en place, et les soldats d’élite ont été remplacés par des troupes plus jeunes, moins expériment­ées, ainsi que par des combattant­s des république­s autoprocla­mées de Donetsk et de Lougansk. «Jusqu’au 19 mars, on arrivait à avoir des informatio­ns mais après, on n’arrivait plus à recharger nos téléphones, il n’y avait plus d’électricit­é dans la ville», témoigne

Nadejda Bakrani, 73 ans, qui réside à côté de l’hôpital, où elle travaille toujours comme infirmière.

«Ils ont tiré sur l’hôpital»

«Un jour, ils [les soldats russes] ont installé leurs chars en face de l’hôpital et ils ont tiré dessus, alors qu’il n’y avait aucun objectif militaire, poursuit Nadejda. On avait eu le temps avec le médecin en chef d’évacuer les patients et nous sommes restés avec eux dans un abri souterrain. Pendant deux jours, ils ont continué à tirer sur l’hôpital.» De retour dans le quartier de la gare, Yuriy, 58 ans, émerge d’un immeuble soviétique de cinq étages en briques rouges, entièremen­t calciné. Il est le seul habitant à y être resté toute l’occupation, obligé de cohabiter avec des soldats russes.

«Les orques [le nom que les Ukrainiens donnent aux soldats russes, ndlr] ont dit que ce sont les Ukrainiens qui avaient tiré, explique Yuriy, mais on n’a vu aucun impact, on n’a entendu aucun bruit et la structure n’a pas bougé. Avant le second incendie, je les ai vus de mes propres yeux tirer au lance-roquette sur notre immeuble et je me suis rué à la cave.» Du 18 au 26 mars, l’armée ukrainienn­e a lancé la contre-attaque. Durant huit jours, le quartier de la gare a été pilonné avec de l’artillerie, des drones turcs Bayraktar, puis lors de combats rapprochés avec des missiles antichars Javelin et NLAW.

Le 26 mars, la 93e brigade mécanisée ukrainienn­e a repris les lieux. Aujourd’hui, l’esplanade de la gare est pulvérisée – elle porte ironiqueme­nt le nom d’«allée de la 40e armée», un des principaux corps de l’armée de terre soviétique qui a combattu durant la Seconde Guerre mondiale contre l’Allemagne nazie. Il ne reste plus un bâtiment intact. Des carcasses démantibul­ées de blindés et d’obusiers automoteur­s jonchent l’esplanade, où des caisses de munitions non utilisées, dont des missiles Grad, restent dangereuse­ment à l’air libre. Des projectile­s à sous-munitions gisent également au sol.

«Dans la région de Soumy, sur 1,1 million d’habitants, seuls 300 000 sont partis. On a un bilan provisoire de 100 morts, indique Dmytro Jyvytskyi, le gouverneur de Soumy. Mais à Trostianet­s, la situation est plus grave, la ville a été occupée à 100% par les Russes pendant un mois et les deux tiers des habitants sont restés». Le maire de la ville, Yuriy Bova, avance un décompte: «Une cinquantai­ne de civils ont été tués pendant l’occupation, estime l’édile. C’est sans doute sous-estimé, mais on ne peut pas parler de centaines.»

«Nous savons que des gens sont morts de crise cardiaque, que des corps ont été enterrés dans les jardins, au bord des routes, reprend le gouverneur. Tout bilan définitif est pour l’instant impossible. Ce n’est pas de la guerre classique qui s’est déroulée ici, c’est de la pure terreur.»

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