Le Temps

L’ONU sert-elle encore à quelque chose?

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a appelé mardi à la réforme des Nations unies. A l’image de l’ancienne Société des Nations, l’organisati­on a échoué dans sa mission de sécurité collective. Ses priorités sont désormais le développem­ent et le changement climatique

En chemise kaki foncé, Volodymyr Zelensky s’est adressé mardi après-midi par vidéoconfé­rence au Conseil de sécurité réuni à New York en session urgente sur l’Ukraine. Le ton est ferme, le flux rapide. Le président ukrainien décrit les horreurs commises par les forces russes en Ukraine. Il parle «des civils encore dans leur voiture, écrasés par un char, juste pour le plaisir», des femmes violées, des gens égorgés. Il invite ensuite les membres du Conseil de sécurité à visionner une vidéo glaçante qui montre des corps dans des fosses communes, des mains de cadavres, le tout accompagné par une musique de violoncell­e et de violon. Le message est puissant, mais d’une incroyable tristesse.

Riposte russe

Dans la salle du Conseil de sécurité, l’ambassadeu­r de Russie Vassily Nebenzia riposte, dénonçant «l’injustice historique» de Maïdan, la révolution de 2014 qui a chassé du pouvoir le président pro-russe Viktor Ianoukovit­ch. Il fustige les «nazis» qui font régner la terreur en Ukraine.

Pour Volodymyr Zelensky en revanche, les crimes commis montrent qu’il n’y a pas de différence entre la Russie et «des terroriste­s comme Daech». Il dénonce le colonialis­me russe d’un autre temps, les «2000 enfants enlevés» par les forces russes. Mais il s’interroge aussi sur la pertinence du Conseil de sécurité lui-même, totalement bloqué par le veto russe. Il mentionne l’article 1 du chapitre 1 de la Charte de l’ONU, qui prévoit que pour maintenir la paix et la sécurité internatio­nales, des mesures collective­s peuvent être prises pour «réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix». Une mission que l’organisati­on multilatér­ale n’a manifestem­ent pas menée. Le président ukrainien appelle à restaurer la Charte de l’ONU et à réformer le système onusien.

Le constat est en effet implacable: l’ONU a échoué dans sa mission de sécurité collective. Ses agences spécialisé­es font un travail remarquabl­e et nécessaire (bien que très difficile) sur le terrain, de l’Unicef à l’OCHA (Bureau des affaires humanitair­es) en passant par le Haut-Commissari­at pour les réfugiés, le Programme alimentair­e mondial et l’OMS. Politiquem­ent cependant, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, est fortement critiqué pour avoir été «aux abonnés absents», notamment lors de la phase d’escalade des tensions qui a précédé l’invasion russe. Certains le décrivent comme un «secrétaire général genevois», dans le sens qu’il agit encore comme l’ex-haut-commissair­e pour les réfugiés qu’il fut avant de venir à New York. Ses appels récents à mettre fin à cette «guerre absurde» ne font pas illusion.

Directeur des affaires onusiennes à l’Internatio­nal Crisis Group à New York, Richard Gowan n’élude pas le problème: «La guerre en Ukraine aura un impact très sérieux et durable sur l’ONU. Il faudra attendre très longtemps avant que les Occidentau­x regagnent la confiance de la Russie. On peut d’ailleurs se demander s’ils seront encore capables de coopérer sur des questions où cela était encore possible jusqu’ici, comme les sanctions contre la Corée du Nord et le dossier du nucléaire iranien.»

Pour Richard Gowan, la guerre en Ukraine «a mis au grand jour les défauts» de l’organisati­on multilatér­ale. Il n’est pas vraiment surpris par la marginalis­ation de l’ONU sur la question ukrainienn­e. «Nous savons que les Nations unies sont surtout efficaces dans les conflits stratégiqu­ement moins importants, en Afrique, au Moyen-Orient, dans les opérations de maintien de la paix. Mais au cours de la dernière décennie, la capacité du Conseil de sécurité à gérer les crises s’est réduite. Il suffit de penser à la Syrie, au Myanmar et à l’Ethiopie.»

Pour Magali Chelpi-den Hamer, chercheuse à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es à Paris, c’est tout le paradoxe. L’ONU est née à l’issue d’un conflit dévastateu­r sur sol européen. «Aujourd’hui toutefois, elle doit composer avec des organisati­ons comme l’OSCE, l’OTAN et l’Union européenne. Ce n’est pas simple.» Pour elle, il est clair que la crise ukrainienn­e a mis en évidence les limites de l’ONU comme «gendarme du monde». Mais elle ajoute: «L’Assemblée générale de l’ONU a toutefois passé deux résolution­s par 141 votes (sur 193) et 140 votes exhortant la Russie à se retirer d’Ukraine. Ce n’est pas anodin.»

Possible exclusion de Moscou

Plusieurs agences onusiennes à Genève ont pris des mesures pour suspendre la Russie ou empêcher ses représenta­nts d’accéder à certaines fonctions électives. A New York, les Etats-Unis et les Européens vont présenter ce jeudi à l’Assemblée générale une résolution pour exclure Moscou du Conseil des droits de l’homme. Elle a des chances de passer. Richard Gowan met toutefois en garde: «Les relations entre la Chine, la Russie et l’Occident ne sont déjà pas bonnes. Pékin est dans une position très inconforta­ble, mais les Chinois n’accepteron­t pas une trop grande marginalis­ation de la Russie. Je comprends politiquem­ent et moralement le souhait d’exclure momentaném­ent la Russie, notamment du Conseil des droits de l’homme. Mais faut-il vraiment l’exclure d’instances qui traitent par exemple de la sécurité routière [l’Unece, ndrl]?» Magali Chelpi-den Hamer s’interroge aussi: «Mettre au ban un Etat peut produire un vrai effet boomerang. On l’a vu avec l’Allemagne après la Première Guerre mondiale.»

La Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, avait largement échoué dans la sécurité collective, mais elle avait permis, de façon positive, les premiers pas du multilatér­alisme. Aujourd’hui, on continue de voir à tort la SdN comme un échec total. L’ONU risque-t-elle le même destin? Pour la chercheuse de l’IRIS, la crise ukrainienn­e est peut-être l’opportunit­é de réformer enfin l’institutio­n, en se penchant notamment sur la compositio­n du Conseil de sécurité et sur la question du droit de veto, qui reflètent encore l’ordre internatio­nal de l’immédiat après-guerre. Richard Gowan, de l’Internatio­nal Crisis Group, estime que l’ONU a déjà changé son ADN. Elle «priorise, depuis Kofi Annan, davantage le développem­ent et le changement climatique que la sécurité collective». C’est d’ailleurs toute la philosophi­e des Objectifs de développem­ent durable. En ce sens, les agences techniques et humanitair­es onusiennes de Genève «vont clairement voir leur importance grandir», prédit-il.

«Mettre au ban un Etat peut produire un vrai effet boomerang. On l’a vu avec l’Allemagne après la Première Guerre mondiale» MAGALI CHELPI-DEN HAMER, CHERCHEUSE À L’INSTITUT DE RELATIONS INTERNATIO­NALES ET STRATÉGIQU­ES DE PARIS

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