«Dans l’armée russe, la question de la violence est un problème depuis trente ans»
Pour Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à Paris Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques, les exactions constatées à Boutcha après le retrait des troupes russes ne répondaient pas nécessairement à des ordres supérieurs mais sont plutôt le symptôme d’une armée au sein de laquelle la violence est un problème récurrent depuis les années 1990.
Comment expliquer le degré de violence découvert à Boutcha après le retrait des troupes russes?
Je ne pense pas qu’on dispose d’éléments à l’heure qu’il est pour parler d’un ordre venu d’en haut pour exercer cette terreur. A ce jour, on manque véritablement d’éléments, mais je dirais qu’on n’a pas besoin d’un plan ou d’un projet génocidaire ou de terreur de masse pour avoir ce type de comportement, compte tenu de l’état de l’armée russe en général.
L’armée russe se débat avec des pratiques de violence. Elle ne se débat pas trop en réalité, mais la question de la violence est un problème depuis trente ans. D’abord, la violence sur les conscrits, dont on a beaucoup parlé dans les années 1990 et 2000, la dedovchtchina [bizutage par les aînés, ndlr]. Ensuite la violence exercée dans
Dans quel état est-elle?
les conflits armés. La première guerre de Tchétchénie [1994-1996] dans une certaine mesure, mais surtout la deuxième[1999-2000]ont eu un lourd impact sur le corps officier, dont une très grande partie a été exposée à la violence de guerre, infligée ou subie, et au syndrome post-traumatique. L’expérience de chaque guerre conduite par l’armée russe depuis la chute de l’URSS en 1991 vient se superposer. La guerre en Afghanistan [1979-1989] et la première guerre en Tchétchénie
sont les seules sur lesquelles la société russe a fait un retour critique.
Depuis, on avance sans questionnements. La prise en charge du traumatisme dans l’armée est très particulière, on ne cherche pas à soigner les personnes, mais à identifier les éléments les plus dangereux pour les isoler. C’est ce que l’on observe au niveau des officiers de rang intermédiaire. Il faut ajouter à cela le niveau de violence d’autres institutions en Russie.
On a documenté ces dernières années, même si le phénomène n’est pas nouveau, des cas de torture d’une violence extrême dans les prisons, par les forces de l’ordre. Tout cela crée un seuil élevé d’acceptabilité de la violence, dans l’armée russe et de manière générale dans la société.
Quels ont pu être les effets de la propagande russe, ingurgitée en amont? L’ennemi était-il déshumanisé à l’avance?
Je n’en suis pas convaincue. Quand les Russes entrent dans les villes ukrainiennes, ils pensent trouver un petit nombre de nazis au pouvoir, mais pas une population hostile. Et la compréhension inter-linguistique est élevée, donc c’est difficile de déshumaniser.
Comment la société russe peut-elle réagir à ces images?
Le message officiel est qu’il s’agit d’une mise en scène et le discours est construit de manière très convaincante. Et puis, pour les Russes, même avec des images très concrètes, des dizaines de corps, ce n’est pas tant que ça. Ce n’est pas aussi choquant que pour nous. L’acceptabilité des pertes humaines n’est pas la même.
Les réformes de l’armée des dernières années n’ont pas eu d’impact sur cette culture de la violence?
Elles ont très clairement transformé la nature des relations entre les soldats. La dedovchtchina était un mécanisme de violence encouragé par les officiers entre deux générations de soldats, les nouvelles recrues et les anciens. Le passage à l’armée de métier a dilué cette frontière entre un soldat en début de service, et le même qui signe tout de suite un contrat. Ce type de violence presque institutionnalisée a baissé. En revanche, ce qui a vraiment augmenté ces dix dernières années, c’est la violence du corps officier sur les soldats. Elle ne passe pas nécessairement par des coups, mais par une déshumanisation, des humiliations, par l’isolement. C’est un phénomène plus récent.
La gestion des ressources humaines est l’un des points très faibles de l’armée russe. Autant les réformes ont pu moderniser un certain nombre de choses, mais sur cette dimension-là, l’armée est restée très soviétique ou post-soviétique. L’institution ne va pas forcément faire un retour sur elle-même et changer ses pratiques. Par exemple, l’officier sous contrat ne va pas être mieux armé pour défendre ses droits et pour résister contre l’arbitraire d’un officier supérieur que ne l’était le soldat conscrit d’hier.
Existe-t-il des mécanismes pour demander de l’aide et l’obtenir?
Il en existe et ils fonctionnent. Mais d’une part, il faut les connaître et d’autre part, l’armée est un miroir de la société russe où en théorie, il existe des mécanismes pour se protéger de l’arbitraire, mais dans la pratique, l’arbitraire s’exerce.
«Ce qui a vraiment augmenté ces dix dernières années, c’est la violence du corps officier sur les soldats»
Est-ce que les familles des soldats commencent à se réveiller après sept semaines de guerre?
Les organisations de mères de soldats reçoivent beaucoup d’appels, de familles, conjoints ou parents qui n’ont pas de nouvelles du soldat ou de l’officier. Mais ça s’arrête avant qu’une action soit intentée. Les gens appellent, mais ne vont jamais donner leur nom ni laisser des coordonnées, ni indiquer le numéro de l’unité dans laquelle sert le soldat. Les proches expriment leur inquiétude, mais ne jugent pas que l’action collective de protestation est une option qui leur est offerte. Les mères, en 1995, allaient chercher leurs fils pour les ramener à la maison. Pourquoi n’est-ce plus jugé faisable aujourd’hui? En 1995, il y avait dans la société la perception que cette guerre en Tchétchénie était fondamentalement injuste, qu’elle n’avait pas de sens, de justification.
Aujourd’hui, la société est imprégnée de l’idée que cette guerre contre l’Ukraine est juste. Parce qu’elle a lieu contre des nazis, que les Russes ont été conditionnés à haïr depuis des décennies. Ce fils est peut-être prisonnier, il est peut-être mort. Mais c’est au nom d’une cause qui en vaut la peine. On en est là. Je ne dis pas que ça ne va pas changer. Mais pour l’instant, la préparation de la population au sacrifice a marché. Avec le retrait des forces russes du nord de l’Ukraine, des soldats vont rentrer, on va apprendre des choses, c’est certain, mais ce n’est pas encore le cas.
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