Le Groland fait chauffer la colle
Victimes d’un attentat féministe, deux adversaires politiques se retrouvent jumelés malgré eux dans une farce salutaire de Benoît Delépine et Gustave Kervern à l’heure de l’élection présidentielle française
C’est un magnifique projet immobilier, incluant 55 boutiques de luxe éthique et un espace aqualudique. Petit détail: il implique la destruction d’une forêt primaire. A la veille d’un vote entérinant le bétonnage lucratif de la région, deux maires dînent ensemble pour trouver un compromis: Didier Bequet (Jonathan Cohen), glorieux représentant de la droite décomplexée, et Pascal Molitor (Vincent Macaigne), parfait mandataire de la «gauche oeufs de lump». A défaut de trouver un accord, les élus pochetronnent. Ils partent s’en jeter un dernier au FMI – c’est le nom du boui-boui d’en face. Qui, selon la patronne (Yolande Moreau), n’est «pas un bar à putes, mais un bar à hôtesses». Les serveuses ne pratiquent en effet pas la pénétration, mais la «cravate de notaire» et autres activités susceptibles d’apprêter le poireau à la mayo…
Bref, complètement bourrés, Bequet et Molitor s’effondrent pêle-mêle sur le matelas douteux d’une backroom obscure. Sous prétexte d’ajouter un rien de lubrifiant, Sandra (India Hair) file une giclée de colle extraforte – celle dont on se sert pour arrimer les tuiles des navettes spatiales… – sur la braguette du premier et le postérieur du second! Voilà les deux godelureaux unis pour le meilleur et pour le pire, Molitor devant, Bequet derrière, bipèdes brusquement promus quadrupède, gauche droite, gauche droite, en avant vers des matins pas trop radieux… N. B.: les modalités de l’encollage ne sont pas exactement précisées, la situation étant assez scabreuse pour que la dimension symbolique prime sur les considérations physiologiques.
Navrant karaoké
ImperturbabIes, Benoît Delépine et Gustave Kervern poursuivent leur croisade contre l’ultra-connerie contemporaine et les ravages du libéralisme débridé, à jamais en empathie avec les chômeurs et les retraités précarisés (Louise-Michel, Mammuth), les zonards (Le Grand Soir), les compagnons d’Emmaüs (I Feel Good), la classe moyenne flouée par la débandade des services publics et la toute-puissance d’internet (Effacer l’historique).
En même temps… Les deux compères empruntent au président Macron une expression qu’il affectionne sans en mesurer l’inanité, car chacun sait qu’on ne peut avoir en même temps le beurre et l’argent du beurre, la voiture verte et la fin du réchauffement climatique… Les réalisateurs se focalisent pour la première fois sur des winners plutôt que sur des losers. Et s’ils étrillent sans réserve leurs personnages, le film se ressent d’une légère carence de tendresse humaine. Les «colle-girls» qui assaillent à la glu les bastions du machisme ont toute la sympathie des gars du Groland, mais elles restent au second plan.
L’anarchisme reste carabiné et l’absurde gratiné. Le portrait de Bequet est d’une hilarante justesse. Dans la catégorie «gros con de droite», on a rarement vu mieux: il redoute le grand remplacement, celui des hommes par les femmes, qui devrait précéder celui de la race blanche par les Arabes. Pour lui, une épouse décédée marque la fin «de la culpabilité au quotidien». Sa doxa tient dans ce constat: «Des arbres, il y en a partout; du boulot, y en a plus.» Les punchlines crépitent: «J’ai flirté avec l’extrême droite, eh oui, j’aime les blondes.» Quant au navrant karaoké du FMI, il suggère que le genre humain touche le fond: sur une mélodie rudimentaire s’affichent ad libitum ces pauvres paroles: «Hé bé… hé bé… hé bé… hé béééééé…» Pauvres de nous!
Les deux encollés de frais traversent en voiture et en trottinette une longue nuit d’épreuves. Ni l’acétone d’un vétérinaire, ni la médecine douce d’une ex, ni une trempette clandestine dans un jacuzzi ne parviennent à ramollir la colle… Les siamois contraints tentent même une folle cavalcade sur le rodéo mécanique d’un centre de jeux américains («interdit aux homosexuels»), tenu par un cow-boy dépressif (François Damiens) vivant the end of the beans – la fin des haricots, quoi…
En même temps adopte la mécanique de l’union des contraires. Lentement, les deux zigomars s’amadouent. Ils vont embrasser des arbres. Bequet n’entend pas le chant des oiseaux, ce qui est normal car il n’y en a plus, tandis que Molitor exalte la puissance de la mycorhize, qui est «un peu comme le web mais en plus solidaire». Comme ils font amende honorable, les vengeresses réduisent leur peine: c’est désormais main dans la main que les frères ennemis partent à la conquête du pouvoir, forts d’un slogan décroissant: «Une assiette pour deux». Et Jacques Dutronc d’entonner sa complainte narquoise, J’aime les filles, tandis que les colle-girls proclament le sabotage de la masculinité et déferlent sur la ville.
La sortie du film coïncide avec le premier tour de l’élection présidentielle française. Puisse sa réjouissante grotesquerie faire réfléchir électeurs et candidats…
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Les deux encollés de frais traversent en voiture et en trottinette une longue nuit d’épreuves
En même temps, de Benoît Delépine et Gustave Kervern (France, 2022), avec Vincent Macaigne, Jonathan Cohen, India Hair, 1h48.