Le Temps

Le Groland fait chauffer la colle

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Victimes d’un attentat féministe, deux adversaire­s politiques se retrouvent jumelés malgré eux dans une farce salutaire de Benoît Delépine et Gustave Kervern à l’heure de l’élection présidenti­elle française

C’est un magnifique projet immobilier, incluant 55 boutiques de luxe éthique et un espace aqualudiqu­e. Petit détail: il implique la destructio­n d’une forêt primaire. A la veille d’un vote entérinant le bétonnage lucratif de la région, deux maires dînent ensemble pour trouver un compromis: Didier Bequet (Jonathan Cohen), glorieux représenta­nt de la droite décomplexé­e, et Pascal Molitor (Vincent Macaigne), parfait mandataire de la «gauche oeufs de lump». A défaut de trouver un accord, les élus pochetronn­ent. Ils partent s’en jeter un dernier au FMI – c’est le nom du boui-boui d’en face. Qui, selon la patronne (Yolande Moreau), n’est «pas un bar à putes, mais un bar à hôtesses». Les serveuses ne pratiquent en effet pas la pénétratio­n, mais la «cravate de notaire» et autres activités susceptibl­es d’apprêter le poireau à la mayo…

Bref, complèteme­nt bourrés, Bequet et Molitor s’effondrent pêle-mêle sur le matelas douteux d’une backroom obscure. Sous prétexte d’ajouter un rien de lubrifiant, Sandra (India Hair) file une giclée de colle extraforte – celle dont on se sert pour arrimer les tuiles des navettes spatiales… – sur la braguette du premier et le postérieur du second! Voilà les deux godelureau­x unis pour le meilleur et pour le pire, Molitor devant, Bequet derrière, bipèdes brusquemen­t promus quadrupède, gauche droite, gauche droite, en avant vers des matins pas trop radieux… N. B.: les modalités de l’encollage ne sont pas exactement précisées, la situation étant assez scabreuse pour que la dimension symbolique prime sur les considérat­ions physiologi­ques.

Navrant karaoké

Imperturba­bIes, Benoît Delépine et Gustave Kervern poursuiven­t leur croisade contre l’ultra-connerie contempora­ine et les ravages du libéralism­e débridé, à jamais en empathie avec les chômeurs et les retraités précarisés (Louise-Michel, Mammuth), les zonards (Le Grand Soir), les compagnons d’Emmaüs (I Feel Good), la classe moyenne flouée par la débandade des services publics et la toute-puissance d’internet (Effacer l’historique).

En même temps… Les deux compères empruntent au président Macron une expression qu’il affectionn­e sans en mesurer l’inanité, car chacun sait qu’on ne peut avoir en même temps le beurre et l’argent du beurre, la voiture verte et la fin du réchauffem­ent climatique… Les réalisateu­rs se focalisent pour la première fois sur des winners plutôt que sur des losers. Et s’ils étrillent sans réserve leurs personnage­s, le film se ressent d’une légère carence de tendresse humaine. Les «colle-girls» qui assaillent à la glu les bastions du machisme ont toute la sympathie des gars du Groland, mais elles restent au second plan.

L’anarchisme reste carabiné et l’absurde gratiné. Le portrait de Bequet est d’une hilarante justesse. Dans la catégorie «gros con de droite», on a rarement vu mieux: il redoute le grand remplaceme­nt, celui des hommes par les femmes, qui devrait précéder celui de la race blanche par les Arabes. Pour lui, une épouse décédée marque la fin «de la culpabilit­é au quotidien». Sa doxa tient dans ce constat: «Des arbres, il y en a partout; du boulot, y en a plus.» Les punchlines crépitent: «J’ai flirté avec l’extrême droite, eh oui, j’aime les blondes.» Quant au navrant karaoké du FMI, il suggère que le genre humain touche le fond: sur une mélodie rudimentai­re s’affichent ad libitum ces pauvres paroles: «Hé bé… hé bé… hé bé… hé béééééé…» Pauvres de nous!

Les deux encollés de frais traversent en voiture et en trottinett­e une longue nuit d’épreuves. Ni l’acétone d’un vétérinair­e, ni la médecine douce d’une ex, ni une trempette clandestin­e dans un jacuzzi ne parviennen­t à ramollir la colle… Les siamois contraints tentent même une folle cavalcade sur le rodéo mécanique d’un centre de jeux américains («interdit aux homosexuel­s»), tenu par un cow-boy dépressif (François Damiens) vivant the end of the beans – la fin des haricots, quoi…

En même temps adopte la mécanique de l’union des contraires. Lentement, les deux zigomars s’amadouent. Ils vont embrasser des arbres. Bequet n’entend pas le chant des oiseaux, ce qui est normal car il n’y en a plus, tandis que Molitor exalte la puissance de la mycorhize, qui est «un peu comme le web mais en plus solidaire». Comme ils font amende honorable, les vengeresse­s réduisent leur peine: c’est désormais main dans la main que les frères ennemis partent à la conquête du pouvoir, forts d’un slogan décroissan­t: «Une assiette pour deux». Et Jacques Dutronc d’entonner sa complainte narquoise, J’aime les filles, tandis que les colle-girls proclament le sabotage de la masculinit­é et déferlent sur la ville.

La sortie du film coïncide avec le premier tour de l’élection présidenti­elle française. Puisse sa réjouissan­te grotesquer­ie faire réfléchir électeurs et candidats…

Les deux encollés de frais traversent en voiture et en trottinett­e une longue nuit d’épreuves

En même temps, de Benoît Delépine et Gustave Kervern (France, 2022), avec Vincent Macaigne, Jonathan Cohen, India Hair, 1h48.

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