Il faut donner une seconde chance à Frontex
Défense des droits humains des migrants à géométrie variable selon les pays, missions mal définies, culture déficiente de la communication entre le terrain et le siège de Varsovie: un ancien garde-frontière romand au service de Frontex témoigne
Rien vu, rien entendu, rien dit. Ces dernières années, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex a immanquablement fait penser à ces trois petits singes dont le premier se masque la vue, le deuxième se bouche les oreilles et le troisième se tait. Son directeur exécutif, le Français Fabrice Leggeri, n’a pas voulu voir ce qui pouvait poser problème, comme les refoulements illégaux de migrants (les pushbacks) à la frontière extérieure de l’espace Schengen. Il n’a pas voulu entendre et n’a rien dit de ce qu’il savait. Ignorant le «code de conduite» dont il signait pourtant la préface, il a dû démissionner.
Le 15 mai prochain, le peuple suisse est appelé à se prononcer sur une réforme de l’agence pour lui conférer plus de moyens. En tant que membre de l’espace Schengen, la Suisse doit augmenter sa contribution annuelle, qui passerait de 24 millions par an actuellement à 61 millions en 2027.
Le Temps n’a pas ménagé ses efforts pour tenter de rendre compte des missions des agents suisses au service de Frontex dont le grand public ignore tout. Le portrait d’un garde-frontière genevois, bien qu’approuvé par l’intéressé, n’a finalement pas été autorisé, l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF) craignant pour sa sécurité. Quant à l’interview sollicitée de Marco Benz, vice-directeur de l’OFDF et administrateur de Frontex, pour savoir s’il était au courant des violations des droits humains dont l’agence est à tout le moins accusée d’être la complice, elle a aussi été refusée. Ce manque de transparence est inadmissible.
Aujourd’hui, un ancien agent suisse au service de Frontex accepte pour la première fois de parler des dérives qu’il a pu constater au cours de la dizaine de missions qu’il a effectuées. Ce témoignage est accablant. Il montre une agence dont la gouvernance a perdu tout sens des bonnes pratiques.
Faut-il pour autant voter non le 15 mai prochain? Ce serait une réponse irréaliste et dénuée de pragmatisme. Et prendre le risque aussi d’être exclu de l’espace Schengen, avec, comme conséquence, la perte de l’accès à la banque de données que constitue le SIS à Strasbourg, très précieuse pour la coopération internationale. De toute manière, sans la Suisse, Frontex continuerait d’exister, et la protection des migrants n’en serait en rien améliorée.
Avec deux membres – Marco Benz et Medea Meier – siégeant au conseil d’administration de Frontex, la Suisse a plus que jamais l’occasion de réformer cette agence de l’intérieur. En trahissant ses propres valeurs, Frontex a perdu honneur et crédibilité. La Suisse doit contribuer à ce qu’elle les retrouve.
Un manque de transparence inadmissible
Il appelle d’un numéro caché et demande la discrétion. «J’aimerais vous raconter ce que j’ai vécu au cours de la dizaine de missions que j’ai remplies comme agent suisse pour Frontex.» Trois heures plus tard, Marc* est attablé à la terrasse d’un bistrot tout près d’une gare en Suisse romande. Ce solide gaillard n’a rien d’un quérulent aigri avide de régler des comptes. Il veut surtout briser l’omerta ambiante chez Frontex, dont la Suisse pourrait finir par être la complice. Désabusé, il a arrêté ses missions.
Ces révélations sont explosives. A dix jours de la votation fédérale du 15 mai, elles ne font que confirmer ce que Karin Keller-Sutter et Ueli Maurer – qui mènent la campagne du Conseil fédéral – ont fini par admettre dans la NZZ ce mardi. «Oui, il y a semble-t-il eu des pushbacks [des refoulements illégaux, ndlr], mais seulement à titre exceptionnel», concèdent-ils. Mais la cheffe de Justice et police de souligner: «Il n’en reste pas moins que Frontex demeure un
«Si vous dénoncez péremptoirement ces pratiques, vous vous exposez à être ostracisés par les collègues qui y recourent» MARC*, UN ANCIEN GARDE-FRONTIÈRE DE FRONTEX
pilier essentiel dans le système de Schengen pour sécuriser la frontière extérieure de l’UE.»
Ce n’est pas l’avis de Marc, qui votera non le 15 mai prochain. «Il y a trop de choses qui dysfonctionnent à Frontex», résume-t-il. Il se lance alors dans un récit qui durera plus d’une heure, si riche en détails qu’il ne peut être que crédible. Pour protéger son emploi actuel, Le Temps a accepté qu’il puisse garder l’anonymat.
Premier problème: la formation quant à la culture d’entreprise de l’agence. Chaque pays dispense la sienne – à Liestal (BL) pour la Suisse – mais Frontex rappelle les fondamentaux lors d’une semaine à l’enseigne du «European Border Guard Training». A l’aide de brochures et de vidéos, elle prêche le «code de conduite» de l’agent Frontex dans son attitude par rapport aux migrants: «Connaissez la loi; informez de leurs droits celles et ceux qui cherchent protection; soyez attentifs aux personnes les plus vulnérables; prenez les requêtes d’asile au sérieux; respectez les critères éthiques les plus élevés.»
Missions mal contrôlées et pots-de-vin
Qu’en reste-t-il sur le terrain? «De criantes différences quant à l’application de ces préceptes», constate Marc. Les agents des pays Schengen de la vieille Europe, souvent chevronnés, sont plus soucieux du respect des droits humains que ceux des pays de l’Est, parfois tout juste âgés de 20 ans. Certains ont une formation civile de policier intégrant des modules sur les droits humains, d’autres sortent d’un service militaire, ce qui change complètement leur rapport aux migrants. Lors d’une mission en Grèce, les patrouilleurs de Frontex doivent s’employer à éviter que les requérants d’asile – d’ailleurs déjà enregistrés dans un camp – ne poursuivent leur périple vers l’Autriche ou l’Allemagne. La nuit, ils en retrouvent cachés dans la forêt. «J’ai vu des photos montrant des agents les réveillant à coups de bâton pour les ramener au camp», relate Marc. N’ayant jamais accompli de mission en mer, celui-ci n’a pas assisté à des refoulements comme ceux dénoncés par le magazine Der Spiegel, mais ces cas de maltraitance à la frontière verte n’en restent pas moins «choquants».
Deuxième problème: le contrôle des missions. Certaines d’entre elles sont si mal définies qu’elles laissent une grande marge de manoeuvre aux agents sur place, lesquels doivent en principe faire un rapport à leur supérieur – dans leur capitale nationale – au moins chaque semaine. «J’ai vu des gens rester plusieurs semaines à leur hôtel, tandis que d’autres venaient au bureau plutôt pour surfer sur le web que pour accomplir leur mission», s’indigne Marc. Cela pose aussi la question du salaire des gardes-frontières, qui touchent parfois entre 400 et 800 euros par mois dans leur pays. Lorsqu’il n’est pas engagé à titre durable par Frontex selon le droit européen, chaque agent en mission de cinq à huit semaines perçoit son revenu national, auquel s’ajoute une indemnité journalière pour frais d’un montant variable, mais oscillant de 80 à 90 euros par jour. Dans certains pays, cela peut tripler son salaire, voire plus.
Les postes d’agents Frontex sont ainsi très prisés dans certains Etats membres de l’UE. «En Grèce, autour d’un café bu à 2h du matin, un collègue m’a dit qu’il n’arrivait pas à financer les études de sa fille à l’université. Alors il a accepté un pot-de-vin de 2000 euros d’un passeur», témoigne Marc. Qui ne cache pas son malaise. «Si vous dénoncez trop péremptoirement ces pratiques, vous vous exposez à être ostracisés par les collègues qui y recourent.»
Du bon travail dans certains domaines
Troisième problème: la communication entre les agents et leur antenne nationale, puis entre celle-ci et le siège de Frontex à Varsovie. «J’ai parlé de ces dysfonctionnements à mes supérieurs à Berne, mais je n’ai jamais su si mes critiques ont été répercutées à Varsovie», dit encore Marc, qui en a tiré les conséquences: il n’est plus agent Frontex. «Je ne pouvais plus travailler au plus près de ma conscience professionnelle.» L’agent romand reconnaît pourtant deux mérites à Frontex. «Dans sa lutte contre la criminalité transnationale et contre le trafic d’armes et de stupéfiants, l’agence fait du bon travail. J’ai beaucoup appris dans ces domaines», reconnaît-il.
Confronté à ces griefs, l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF) reste très vague dans ses réponses. Il souligne que les mécanismes de contrôle existent, ce qui est vrai, du moins sur le papier. «Tous les agents Frontex sont tenus de dénoncer d’éventuelles violations des droits fondamentaux des migrants. Quant aux experts suisses détachés ponctuellement, ils les adressent à Berne au sein d’une cellule ad hoc», relève l’OFDF, qui précise encore: «Sur le plan stratégique, les requêtes de la Suisse sont portées par nos membres du Conseil d’administration de Frontex à Varsovie.»
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