Le Temps

L’Occident n’a ni la capacité d’isoler la Russie ni intérêt à le faire

- Ivan Krastev est président du Centre pour les stratégies libérales, à Sofia, et chercheur permanent à l’Institut pour les sciences humaines (IWM) de Vienne. Ce texte a été publié dans le «Financial Times» le 22 avril 2022. PAR IVAN KRASTEV

Alors que le monde est sous le choc de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, une question reste sans réponse: au nom de qui la guerre a-t-elle été déclarée? La majorité des Russes sont-ils les otages des ambitions impériales de Vladimir Poutine, ou la société russe est-elle clairement l'équivalent de Poutine?

Pendant les premiers jours de l'invasion, la plupart des Européens penchaient pour la théorie de l'otage et s'attendaien­t à ce que les Russes ordinaires expriment leur opposition. Il a fallu la révélation des atrocités insondable­s commises à Boutcha pour que l'opinion publique change d'avis et considère à nouveau la guerre de Poutine comme la guerre de la Russie.

Le site d’une catastroph­e morale

Le contrôle total des médias par le Kremlin et la répression croissante n'étaient apparemmen­t plus suffisants pour expliquer, et encore moins justifier, le silence de la société russe. Les Russes ne connaissai­ent-ils pas la vérité sur Boutcha ou ne voulaient-ils pas la connaître? De nombreux Européens furent scandalisé­s par la façon dont les citoyens du pays ont avalé de travers et fermé les yeux sur la barbarie de leur armée.

Après la catastroph­e nucléaire de Tchernobyl en 1986, une zone d'exclusion a été créée autour du réacteur qui a explosé. Pour les Européens et pour l'esprit politique occidental en général, la Russie est devenue un Tchernobyl géopolitiq­ue: le site d'une catastroph­e morale, un lieu de danger à sceller. Et c'est ainsi que de nombreux Européens rêvent aujourd'hui d'un monde sans Russie.

Dans leur imaginatio­n, l'Occident ne consomme plus les ressources énergétiqu­es de la Russie.

Les contacts culturels sont rompus et les frontières de l'Europe sont fortifiées. C'est comme si la Russie avait disparu. Même les chefs d'entreprise pathologiq­uement optimistes ne voient guère de possibilit­és de réinvestir sur les marchés russes dans les années à venir. Et tant que Poutine reste au pouvoir, un assoupliss­ement significat­if des sanctions occidental­es semble une perspectiv­e lointaine.

De nombreux responsabl­es politiques occidentau­x ont déjà renoncé à l'espoir d'un changement en Russie. Ils se concentren­t plutôt sur des mesures visant à limiter la capacité du pays d'atteindre ses objectifs de politique étrangère.

Mais toute tentative d'isoler la Russie serait très différente de la politique d'endiguemen­t de l'Union soviétique menée par l'Occident pendant la guerre froide. L'endiguemen­t tel que George Kennan [1904-2005; diplomate, politologu­e et historien américain dont les idées ont eu une forte influence sur la politique des Etats-Unis envers l'URSS au sortir de la Seconde Guerre mondiale] le concevait reposait sur l'hypothèse qu'avec le temps, le régime soviétique était destiné à s'effondrer en raison de ses contradict­ions internes. Un isolement de type Tchernobyl supposerai­t que la Russie ne puisse jamais changer.

Régime blâmé, peuple innocent

La guerre froide était ancrée dans un discours où le régime devait être blâmé mais le peuple déclaré innocent. L'Union soviétique était dépeinte comme une prison, et les dirigeants soviétique­s ne furent jamais reconnus comme des représenta­nts légitimes de leur société.

Contrairem­ent à cette idée d'un régime diabolique et d'un peuple réprimé pour qui le changement est encore imaginable, une politique qui cherche à créer une «zone russe isolée» adopte inconsciem­ment un discours dans lequel la Russie en tant que civilisati­on est immuable.

Il existe une myriade de raisons morales pour lesquelles la Russie devrait être ghettoïsée comme un Tchernobyl géopolitiq­ue. Mais traiter la Russie comme un Poutine collectif sera une erreur stratégiqu­e. Voici pourquoi.

Premièreme­nt, cette notion profitera principale­ment au dirigeant russe. Elle lui donne involontai­rement la légitimité de parler au nom du peuple russe. Pire encore, elle justifie son narratif biaisé selon lequel la seule Russie que l'Occident puisse tolérer est une Russie faible ou vaincue. Si la Russie est un Tchernobyl géopolitiq­ue, la seule stratégie raisonnabl­e pour tout Russe épris de liberté est de fuir vers la sortie.

«Egaux comme en 1917»

Deuxièmeme­nt, une stratégie d'isolement est probableme­nt vouée à l'échec, car elle empêche de s'intéresser à ce qui se passe en Russie. Elle présuppose que l'incapacité des Russes à s'exprimer contre la guerre signifie que le pays ne changera jamais d'attitude à son propos. Cette stratégie passe à côté du fait que plus d'un Russe soutient la guerre non parce qu'il soutient le régime mais parce qu'il espère irrationne­llement que la guerre changera le régime.

Les personnes qui sont opposées à Poutine espèrent qu'une défaite de l'armée russe en Ukraine le fera tomber. Nombre de partisans de ce dernier se réjouissen­t de la destructio­n de l'élite offshore soutenue par Poutine et méprisée. Pour reprendre les mots d'un célèbre chanteur de rock, après que l'Occident a saisi les biens des oligarques, les Russes sont enfin devenus «égaux comme en 1917».

Troisièmem­ent, parier sur un monde sans Russie est en définitive futile, car le monde non occidental, qui n'est peut-être pas favorable à la guerre du Kremlin, n'est guère désireux d'isoler la Russie. Ils sont nombreux à considérer la barbarie actuelle comme dégoûtante mais pas exceptionn­elle. Ils pratiquent un réalisme sans valeur. Bon nombre des Etats que le président américain Joe Biden a invités à son sommet pour la démocratie n'ont pas imposé de sanctions à la Russie.

Entre deux partis

L'offensive militaire russe dans le Donbass ne fait qu'intensifie­r l'affronteme­nt entre ceux qui considèren­t le pays comme moralement irréparabl­e et ceux qui y voient une réalité inévitable de la politique mondiale. L'offensive obligera l'opinion publique européenne à choisir entre «le parti de la paix» – ceux qui insistent pour que la priorité de l'Occident soit de mettre fin aux hostilités dès que possible, fût-ce au prix de concession­s majeures de la part de l'Ukraine – et «le parti de la justice» – ceux qui insistent pour que la priorité soit d'expulser les troupes russes du territoire ukrainien, fût-ce au prix d'une guerre prolongée.

Paix et justice ne vont pas de pair dans l'histoire européenne. Que vous qualifiiez l'invasion de l'Ukraine de guerre de Poutine ou de guerre des Russes n'est pas une question de goût, mais un choix stratégiqu­e. Celui-ci indique les attentes de l'Occident quant à ses relations avec la Russie post-Poutine, quel que soit le moment où cela arrivera.

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