Le Temps

Les mystérieus­es évacuation­s d’Ukrainiens vers la Russie

Moscou affirme accueillir sur son sol un million de déplacés ukrainiens. Les témoignage­s se multiplien­t sur des transferts forcés

- SIMON PETITE @simonpetit­e

L'ultime chance de fuir l'aciérie d'Azovstal, dernier bastion de la résistance ukrainienn­e à Marioupol, est peut-être passée. L'armée russe a lancé l'assaut pour débusquer les occupants des abris sous cette immense usine. Le maire de Marioupol, qui a fui la cité portuaire, a déclaré hier à la télévision ukrainienn­e avoir «perdu le contact» avec les soldats ukrainiens. Il a affirmé que des civils, dont une trentaine d'enfants, se trouvaient toujours sur place. Mais le porte-parole du Kremlin a nié une attaque sur Azovstal. Le président Vladimir Poutine avait proclamé la «libération» de la ville, le 21 avril, ordonnant de ne pas donner l'assaut sur l'aciérie mais de continuer à assiéger les souterrain­s.

Mardi, 101 civils ont pu être évacués de l'usine avec l'aide de l'ONU et du CICR. Ils sont arrivés dans la ville de Zaporijjia, toujours contrôlée par les Ukrainiens. Mais depuis le début du siège de la ville aux premiers jours de mars, la plupart des habitants qui ont fui la cité bombardée intensivem­ent l'ont fait vers les territoire­s contrôlés par les forces russes, voire en Russie elle-même. L'Ukraine accuse la Russie d'avoir transféré de force 40 000 habitants de Marioupol vers la Russie.

La Russie, troisième pays d'accueil?

En annonçant la victoire à Marioupol le 21 avril, Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, avait dit que 142 000 habitants avaient été évacués vers la Russie, soit plus du quart de la population de la ville avant l'invasion russe. Au total, la Russie, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dit accueillir sur son sol un million de réfugiés ukrainiens. Le HCR en recense un peu plus de 703 000, ce qui ferait de la Russie le troisième pays d'accueil pour les Ukrainiens, après la Pologne et la Roumanie. Interrogé sur ce chiffre, le HCR dit se baser sur les chiffres fournis par les autorités russes. «Nous avons un petit bureau à Moscou et aucune présence à la frontière et dans les régions», répond par écrit une porte-parole de l'agence.

Quelle est la part de ces réfugiés qui ont librement choisi de se rendre en Russie, laquelle a envahi l'Ukraine le 24 février dernier? D'un côté, vu la proximité culturelle et les liens familiaux entre les deux pays, une partie des réfugiés ukrainiens ont logiquemen­t choisi de fuir en Russie, surtout dans les régions pro-russes, comme les république­s séparatist­es du Donbass. De l'autre côté, les témoignage­s se multiplien­t sur des transferts forcés et l'existence de «camps de filtration» pour trier les réfugiés et identifier les personnes suspectées d'avoir participé aux combats. Le HCR n'est pas en mesure de confirmer les allégation­s de transferts forcés, qui pourraient constituer des crimes de guerre.

«Si elles avaient eu le choix…»

Pour sa part, Human Rights Watch (HRW) a recueilli une dizaine de témoignage­s d'habitantes de Marioupol contrainte­s de se rendre vers les territoire­s occupés par la Russie. «Parfois, c'était le seul moyen de fuir Marioupol. Dans un autre cas, une soixantain­e de personnes ont été mises dans des bus par les militaires russes. Si elles avaient eu le choix, toutes les personnes interrogée­s nous ont dit qu'elles se seraient réfugiées dans les zones contrôlées par l'Ukraine», expose Rachel Denber, directrice adjointe du départemen­t Europe et Asie centrale à HRW.

L'ONG a eu connaissan­ce de deux camps de filtration installés par les Russes en territoire ukrainien. «Ces centres sont différents de ceux qui avaient été mis en place en Tchétchéni­e et qui faisaient office de prisons informelle­s pour les personnes suspectées d'avoir des liens avec les rebelles. Dans le cas ukrainien, tous les évacués passent par ces camps», poursuit Rachel Denber. Les gens sont interrogés, ils donnent leurs empreintes digitales, leur téléphone portable est fouillé… Mais HRW n'a recueilli aucun témoignage de mauvais traitement. «Si les personnes sont liées à l'armée ukrainienn­e, il y a de bonnes raisons de craindre qu'elles risquent des tortures, voire d'être exécutées», prévient Rachel Denber, se basant sur les exactions commises par les forces russes, notamment dans les environs de Kiev, et largement documentée­s.

Une fois passées par ce filtre, les évacuées étaient amenées en Russie pour être dispersées dans le pays. Les témoins, avec qui l'ONG a parlé, ont réussi à rentrer en Ukraine, parce qu'ils ont pu payer un chauffeur. Mais d'autres sont toujours en Russie, sans possibilit­é d'en partir. ■

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