Le Temps

«A Odessa, nous sommes passés de frères à étrangers»

Recourant aux métaphores de la littératur­e russe, le journalist­e Jan Shenkman raconte comment la guerre bouleverse les amitiés à travers la transforma­tion d'Odessa

- JAN SHENKMAN, MOSCOU Jan Shenkman est un journalist­e moscovite exilé en Arménie. Critique littéraire et chroniqueu­r musical, il est l’auteur de cinq livres.

A Erevan récemment, une femme m'a demandé:

– Vous êtes en Arménie pour le loisir ou le travail?

– J'ai émigré ici, j'y vis désormais.

– Vous allez aimer cet endroit!

Et elle m'a souhaité plein de bonheur.

Je ne sais pas dans quelle ville du monde cela est encore possible. Certaineme­nt pas à Moscou. Là-bas, l'homme n'est plus seulement un loup pour l'homme, mais aussi une hyène, un opossum et un rat.

Ce n'est pas le cas à Odessa. Avant la guerre, la ville incarnait le bonheur pur et simple. On pouvait, l'espace d'un instant, abandonner notre course folle pour une place au soleil et créer quelque chose de beau. Mais la réalité, c'est que la vie y est aussi rude qu'ailleurs et les crapules y existent aussi.

Du sang et de l'amour

Après tout, c'est à Odessa que s'est produite la tragédie de la maison des syndicats de Koulikov [un incendie criminel avait causé la mort de 42 manifestan­ts pro-russes pendant la guerre de 2014, ndlr]. Suite à cela, j'avais écrit à mon copain ukrainien Sasha à Odessa: «Dismoi que ce n'est pas vrai, que ce ne sont pas les Odessites qui ont fait ça.» Il avait répondu: «Malheureus­ement, c'est vrai.» Et il m'a raconté une histoire.

Lors du massacre de Koulikov, deux amis se sont retrouvés dans des camps opposés. L'un était dans la maison des syndicats, l'autre à l'extérieur. Ils étaient prêts à s'entretuer. Quand l'immeuble a pris feu, celui piégé à l'intérieur a sauté par la fenêtre et s'est cassé la jambe. A l'hôpital, l'autre s'est finalement occupé de lui comme une mère.

Ce qui se passe actuelleme­nt à Odessa me fait penser à Récits d’Odessa et Cavalerie Rouge de l'écrivain russe Isaac Babel, de grands classiques. Dans le premier récit, il y a du sang. Le héros est un meurtrier, mais l'affronteme­nt est amical: les gens se connaissen­t depuis toujours, ont grandi ensemble et se traitent bien. Dans le second livre, les personnage­s se comportent en étrangers, il n'y a pas de pitié, pas d'amour, pas de compassion. Cavalerie Rouge ne laisse aucun espoir.

« Peux-tu s'il te plaît renverser Poutine? » Le début de l'offensive de Poutine le 24 février 2022 a marqué la fin de Récits d'Odessa et les débuts de Cavalerie Rouge. Entre 2014 et 2022, je suis venu plusieurs fois à Odessa. Un jour, assis autour d'une bière, j'ai attaqué Sasha pour avoir écrit des méchanceté­s sur la Russie:

– Tu es pourtant intelligen­t, tu ne comprends pas ce qui se passe?

– Si, mais lors de l'arrivée des Russes, nous avons dû fuir avec ma femme et mes enfants et nous avons eu peur. Cette peur, je ne la pardonnera­i jamais à ton pays.

Sasha prenait peu de choses au sérieux dans la vie, sauf les disques de Frank Zappa et d'Iggy Pop. Quand cette guerre-ci a éclaté, je lui ai écrit à nouveau:

– Je peux t'aider?

– Peux-tu s'il te plaît renverser Poutine? De préférence aujourd'hui, car j'ai beaucoup de choses prévues demain.

– Je vais essayer, mais je ne promets rien. – Ne traîne pas trop!

Mais j'étais en colère. J'avais envie de lui dire: «Es-tu stupide? Comment vais-je faire ça? Prendre d'assaut le Kremlin? En Russie, les gens sont emprisonné­s pour un regard de travers.» Et puis, j'ai appris sur internet la mort d'une petite fille de 3 mois à Odessa, et j'ai compris que Sasha n'était pas un imbécile. Il était juste en très mauvaise posture et faisait de son mieux.

Quelques jours plus tard, j'échangeais des messages avec Lena Borishpole­ts, une poétesse d'Odessa, qui m'a demandé:

– Combien d'entre vous ont manifesté aujourd'hui contre la guerre?

– Beaucoup, cinq mille.

– Combien de personnes vivent à Moscou? – Quinze millions.

Elle est restée silencieus­e un moment, puis a écrit:

– Nous placions notre espoir en vous. Je réalise maintenant que nous sommes foutus.

Je n'avais rien à lui dire. C'est elle qui se fait tirer dessus, pas moi.

Quelques semaines plus tard, Lena et Sasha sont partis. Lena a émigré quelque part en Europe et Sasha s'en est allé à Lviv. Il veut intégrer l'armée. Cela me semble très étrange, mais c'est la réalité.

En partant, il a passé ses disques en revue pour en emporter un, en souvenir. Puis il a renoncé. Il a une autre tâche maintenant: mettre sa famille en sécurité. Et faire la guerre. Depuis qu'Odessa est sans Sasha, les Récits d’Odessa ont pris fin. Nous sommes devenus les héros de Cavalerie Rouge.■

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland