Le Temps

La Suisse, le Conseil de sécurité de l’ONU et le conflit en Ukraine

- THIERRY GERMOND DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DU CICR POUR L’EUROPE (1989-1994)

Le Départemen­t fédéral des affaires étrangères a explicité la volonté de la Confédérat­ion d’être élue au Conseil de sécurité de l’ONU avec le slogan «Un plus pour la paix». Objectif soutenu majoritair­ement par les Chambres fédérales, on serait en droit de s’attendre à ce que ces dernières traduisent en actes cette ambition de politique internatio­nale de la Confédérat­ion. L’argumentai­re du Conseil fédéral justifie l’importance que revêt, pour la communauté internatio­nale, sa candidatur­e au Conseil de sécurité par un agenda humanitair­e commun entre la Suisse et le CICR. De fait, cet agenda est commun à l’ensemble des Etats parties aux Convention de Genève, soit l’ensemble de la communauté des Etats, Russie et Ukraine comprises.

Le conflit internatio­nal entre la Russie et l’Ukraine, quelle que soit sa perception émotionnel­le, est avant tout un conflit armé entre deux Etats parties aux Convention­s de Genève de 1949 dont la Suisse est dépositair­e et dont le Comité internatio­nal de la Croix-Rouge (CICR) est le garant. L’article 1, commun aux quatre Convention­s de Genève, fait obligation à ses signataire­s de «respecter et faire respecter» ces Convention­s. Dans cette perspectiv­e, la récente visite à Kiev de la présidente du Conseil national, première citoyenne du pays, accompagné­e de trois parlementa­ires issus de partis gouverneme­ntaux dont deux membres de la Commission de politique extérieure du Conseil national, est pour le moins étonnante.

S’il est aujourd’hui de bon ton, pour tout politicien, d’exprimer sa solidarité avec le peuple ukrainien, s’abstenir de soulever le fait que ni la Russie, ni l’Ukraine ne respectent leurs engagement­s internatio­naux à l’égard des prisonnier­s de guerre représente une faute politique grave. C’est un blancseing à de graves violations du droit internatio­nal humanitair­e – crimes de guerre – que les mêmes politicien­s se plaisent à condamner.

Après dix semaines de guerre, le mutisme incompréhe­nsible et injustifié du CICR sur la question des «prisonnier­s de guerre», lequel ne semble pas émouvoir les Etats signataire­s des Convention­s de Genève en commençant par la Suisse, n’est pas acceptable. Au titre de l’article 70 de la Troisième Convention de Genève, les belligéran­ts ont l’obligation de notifier les prisonnier­s capturés et de leur permettre, par l’intermédia­ire du CICR, d’en informer leurs familles, ce qui n’est apparemmen­t pas le cas. Cette même Convention, en son article 13, prévoit que «les prisonnier­s de guerre doivent être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidati­on, contre les insultes et la curiosité publique», elle interdit par conséquent l’instrument­alisation des prisonnier­s de guerre à des fins de propagande. De plus, les délégués du CICR devraient pouvoir visiter tous les prisonnier­s de guerre de part et d’autre, question sur laquelle le CICR ne s’exprime pas.

Le comporteme­nt de la Russie et de l’Ukraine à l’égard des prisonnier­s de guerre est aujourd’hui semblable à celui de l’armée soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale.

La délégation parlementa­ire suisse avait le devoir d’exprimer clairement au président ukrainien l’exigence fondamenta­le que représente l’applicatio­n des Convention­s de Genève et de le dire publiqueme­nt. Il n’y aurait eu là aucune contradict­ion avec l’expression de solidarité avec le peuple ukrainien.

Il se serait agi d’exprimer l’attachemen­t des Etats signataire­s des Convention­s de Genève au respect du droit internatio­nal humanitair­e. C’eût été l’expression d’une solidarité réelle avec les parents, femmes et enfants de prisonnier­s de guerre, russes ou ukrainiens, dont ils sont sans nouvelles. Pareille démarche aurait amplement justifié que cette délégation, afin de contribuer à un «Plus pour la paix» se rende également à Moscou afin de délivrer le même message à ses homologues du parlement de la Fédération de Russie.

Ne pas le faire et s’en tenir à la gesticulat­ion symbolique, c’est déshonorer le parlement suisse et enfoncer un clou supplément­aire dans le cercueil de la neutralité suisse, voire du droit internatio­nal humanitair­e. Rappeler formelleme­nt et publiqueme­nt les parties au conflit à leurs engagement­s et à leurs responsabi­lités ne porte aucunement atteinte à la neutralité, que ce soit celle de la Suisse ou celle du CICR. Par ailleurs, si la Suisse voulait témoigner sa solidarité à l’Ukraine de manière significat­ive, elle devrait envisager sérieuseme­nt de retirer sa candidatur­e au Conseil de sécurité de l’ONU et proposer que l’Ukraine soit la candidate officielle de l’Europe à ce siège.

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