Le Temps

Les dangers de l’hypertropi­sme occidental pour le monde olympique

- EMMANUEL BAYLE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Le Comité internatio­nal olympique (CIO) n’a certaineme­nt jamais été aussi puissant à la tête d’un mouvement unitaire et universel mais aussi d’un financemen­t qui parait assuré pour les dix années à venir. Il reste cependant un colosse aux pieds d’argile qui doit faire face à de multiples défis pour assurer sa légitimité et sa survie.

La guerre russo-ukrainienn­e ajoute un nouveau challenge dans la géopolitiq­ue du sport mondial et sur l’échiquier stratégiqu­e du président du CIO Thomas Bach. L’ingérence politique n’a jamais été aussi prégnante depuis la guerre froide et les boycotts, comme en atteste la demande du gouverneme­nt suisse faite au CIO d’exclure les dirigeants russes et biélorusse­s de la gouvernanc­e du sport mondial. Elle remet en cause le sacro-saint principe d’autonomie du sport revendiqué par le CIO et les institutio­ns sportives internatio­nales et leur volonté de s’auto-gouverner.

Ce challenge vient percuter le CIO dans un monde qui devient progressiv­ement multipolai­re et soumis au risque d’une plus grande fragmentat­ion. La domination de l’hyperpuiss­ance américaine et occidental­e décline face au poids économique majeur et bientôt prépondéra­nt de l’Asie (la Chine seule devrait dépasser le PIB des USA dès 2030), à l’explosion démographi­que de l’Afrique (840 millions de jeunes d’ici 2050) et à la poussée stratégiqu­e des pays musulmans.

Le poids de l’Occident et des Etats-Unis

Pourtant les instances internatio­nales du sport restent gouvernées très largement par des Européens – c’est le cas de 70% des fédération­s internatio­nales olympiques – et leur financemen­t est très majoritair­ement occidental (deux tiers des 15 tops sponsors du CIO) et surtout américain (environ 80% pour le CIO compte tenu de la prépondéra­nce des droits médias versés par la chaîne américaine NBC – 7,65 milliards de dollars pour 2021-2032).

Un virage et un pari important ont été pris, au cours des quinze dernières années, avec le retour des Jeux olympiques auprès de deux grandes démocratie­s asiatiques (Pyeongchan­g en Corée du Sud en 2018 et Tokyo en 2020) mais aussi avec l’attributio­n des méga-événements à de grandes puissances émergentes dirigées par des régimes autoritair­es: la Chine (Jeux de Pékin 2008 et 2022), la Russie (avec les Jeux de Sotchi 2014 et la Coupe du monde de football 2018) auxquelles s’ajoutent les pays du golfe qui ont accueilli, comme la Chine et la Russie, nombre de compétitio­ns internatio­nales et de championna­ts du monde dont le point d’orgue sera la Coupe du monde de football au Qatar fin 2022.

Ces nouveaux acteurs ont pu utiliser le soft power sportif au prix de contestati­ons diverses, problémati­ques pour leur réputation et leur image mais aussi pour celles de l’olympisme. Avec une attributio­n des futurs Jeux uniquement à de grandes villes occidental­es (Paris 2024, Los Angeles 2028 et Brisbane 2032 – sans aucune mise en concurrenc­e –, Milan 2026 pour les Jeux d’hiver), le CIO donne un très fort coup de barre vers son ADN historique occidental. La gouvernanc­e et le financemen­t des instances internatio­nales comme l’accueil des Jeux relèvent désormais d’un contrôle occidental très dominant. Est-ce une bonne nouvelle et un nouveau compromis plus sécurisant et nécessaire?

Plus d’engouement et de défis ailleurs

Paradoxale­ment, on peut en douter pour deux raisons. D’une part parce que le désir et le besoin d’olympisme sont moins forts et peut-être moins essentiels pour les démocratie­s, notamment occidental­es. Le mouvement olympique y trouve, en effet, un défi assez peu stimulant et difficile à relever en tentant de reconquéri­r des opinions publiques et des experts globalemen­t sceptiques sur les effets attendus des Jeux (durabilité, retombées et héritage contestés; capacité limitée à attirer les plus jeunes vers la pratique institutio­nnelle et le spectacle olympique) et de défendre une intégrité sportive toujours fortement questionné­e (santé et bien-être des athlètes d’élite, dopage, etc.).

D’autre part, le monde olympique doit démontrer sa capacité à développer le sport comme outil d’éducation, d’aide au développem­ent, voire de transforma­tion sociale dans l’ensemble des pays du monde et notamment auprès de civilisati­ons plus éloignées de la pratique sportive (islamique, hindoue et africaine) disposant d’une très jeune population et où l’olympisme est encore balbutiant. La création d’une agence internatio­nale du sport pour le développem­ent portée par le CIO serait, dans ce contexte, un outil clé pour développer des projets ambitieux d’innovation sociale par le sport notamment dans ces pays très demandeurs.

En parlant principale­ment à une partie du monde, l’olympisme risque de voir son projet universali­ste s’affaiblir au risque de renforcer les opportunit­és des acteurs du sport business ou/et de voir de nouvelles grandes compétitio­ns internatio­nales et de nouveaux sports émerger en dehors du système olympique. Dans un contexte internatio­nal encore plus volatil et incertain, la solidarité et l’alignement mondial autour du leadership olympique pourraient très largement se fissurer. Ce sera le cas si les nouveaux acteurs du monde de demain et leurs population­s n’arrivent pas à y trouver leur place, leur culture et leurs modes d’organisati­on étant très différents du modèle européen du sport qui repose sur le rôle clé des clubs et du bénévolat.

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