Le Temps

«Madame Bovary», jeu de rôles brûlant à la Comédie

A l’enseigne de leur compagnie, les Fondateurs, les Genevois Julien Basler et Zoé Cadotsch transforme­nt le chefd’oeuvre de Gustave Flaubert en irrésistib­le pièce montée. Emma, Charles & Cie revivent dans leur cuisine

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Ils l’ont fait et l’exploit vaut le détour. A la Comédie de Genève, Julien Basler et Zoé Cadotsch démontent Madame Bovary. Ils ne dénaturent pas le roman de Gustave Flaubert, ils le célèbrent avec humour et brio, ils en expriment la part irréductib­le, c’est-àdire littéraire, ils en extraient le mordant et la cruauté. Ils signent Les Bovary et c’est une oeuvre de lecteurs amoureux jusqu’à l’irrévérenc­e. Sur scène, les comédiens Aline Papin, Aurélie Pitrat et David Gobet sont époustoufl­ants en exégètes fantasques cherchant la voie du théâtre dans un édifice où tout lui résiste.

Cuisine et dépendance­s. Trois amis, qui sont aussi comédiens, vous accueillen­t entre la cuisinière, le plan de travail et le vaisselier. Ils sont gourmands et excellent dans la pâtisserie. Tiens, voilà que David sort du frigo un fraisier démoniaque. Ses camarades confirment l’impression visuelle. Mais ne croyez pas qu’ils professent la dolce vita. Ils transpiren­t au pied de Madame Bovary, cette cathédrale dans laquelle chaque phrase est un vitrail, sous-tendue par une fièvre d’absolu, ce travail qui consiste à faire oublier les taches d’encre pour que ne subsiste que la saveur de l’art. Comment procéder pour qu’Emma Bovary, son cerveau farci de bluettes, son coeur ardent menacé d’extinction, ses aspiration­s de provincial­es fantasmant sur la capitale, mais aussi son mari Charles, médecin bouseux à force de battre la campagne, vivent sur les planches? Comment raconter le fol espoir d’Emma quand un bal contrefait son idéal romantique, quand un Léon l’enveloppe de ses yeux de biche, quand un Rodolphe la transforme en brasier dans un fiacre? David, Aline et Aurélie cogitent, ils ne manquent ni d’imaginatio­n ni d’audace.

Ils s’emballent sur la possibilit­é d’un spectacle immersif, mais oui, quelle idée géniale, avec les spectateur­s qui monteraien­t dans la calèche! Quand le carburant vient à manquer, ils croquent une pâtisserie. Souvent, ils se heurtent au principe de réalité. Mais soudain Aline Papin, jeans et chemise mauve, valse avec un beau vicomte – David Gobet. Ils s’amourachen­t tandis qu’Aurélie Pitrat s’extasie au nom de Charles sur cette Emma, «femme de Charles Bovary, vous vous rendez compte!»

Double jeu jubilatoir­e

Sur le carrelage encore, Emma et Léon s’envoûtent. Ils n’ont que des paysages sublimes à la bouche, elle voudrait gravir les cimes, il lui promet le ciel, mais ne lui dit pas tout, tandis que Charles somnole comme un phoque sur sa banquise. Aline et David se harponnent du regard, dans un instant, c’est sûr, ils connaîtron­t une félicité passagère. Mais non! Lui: «Je pars à Paris demain.» Elle: «Ah.» Ce «Ah» glace comme une steppe dévastée.

La réussite de ces Bovary tient à une maîtrise du double jeu. Le trio palabre sur les possibilit­és d’un spectacle – ce qu’on appelle un méta-discours – comme le nageur sur le plongeoir. Puis les comédiens sautent et incarnent les personnage­s avec une justesse de sentiment qui transperce. Ecoutez la fureur d’Emma, alias David Gobet, sur un tabouret de pénitence: elle voudrait tant que Charles réussisse à opérer un fameux pied-bot, qu’il s’élève, que diable! mais non, il la rate, son opération! il a toujours tout raté d’ailleurs! Et tandis qu’Emma se décompose, ses deux camarades disposent, méthodique­s comme des apothicair­es, des matous en porcelaine sur une étagère.

L’identifica­tion au rôle façon Actors Studio d’un côté, l’imaginatio­n du lecteur de l’autre. Depuis leurs débuts en 2009, les Fondateurs se servent des textes qu’ils montent comme d’un socle pour un décor qui se construit pendant la représenta­tion, installati­on en soi comme disent les plasticien­s. Cette constructi­on est une allégorie, une énigme parfois, une clé aussi.

Emma est à l’agonie et une musique lugubre d’abord, puis de plus en plus pressante tel le cahot d’un train fantôme accompagne un rituel. Aline, Aurélie et David habillent le vide de vases, jattes et carafes diverses. Ils transforme­nt la cuisine en crypte pharaoniqu­e, où prolifèren­t les trophées d’un monde exsangue. Le néant de Charles, l’attente à jamais déçue d’Emma. Dans ce déballage, une ironie fataliste. L’esprit de Flaubert. La jouissance du texte. Tout ce qu’on aime. ■

Les Bovary, Comédie de Genève, jusqu’au 7 mai, rens. www.comedie.ch

Sur le carrelage encore, Emma et Léon s’envoûtent

 ?? (LAURENT NICOLAS) ?? Aline Papin, Aurélie Pitrat et David Gobet, époustoufl­ants en exégètes fantasques de Flaubert.
(LAURENT NICOLAS) Aline Papin, Aurélie Pitrat et David Gobet, époustoufl­ants en exégètes fantasques de Flaubert.

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