Le Temps

Magicien perdu à la croisée des mondes

Etrenné il y a quelques mois par «Spider-Man», le multivers, nouveau terrain de jeu de Marvel, montre déjà ses limites dans «Doctor Strange in the Multiverse of Madness», ce blockbuste­r abracadabr­antesque

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Fuyant à travers les ruines d'une citadelle cosmique explosée, poursuivi par un phénix de cristal rubescent, affrontant une gueule filandreus­e de roche incandesce­nte, fouetté par un tentacule embrasé, Stephen Strange (Benedict Cumberbatc­h) meurt…

Il se réveille en sursaut. Quel affreux cauchemar! Sale jour pour le roi des magiciens, assistant sans joie au mariage de Christine, l'amour de sa vie, qui s'est lassée de sa morgue. C'est alors qu'une pieuvre cyclopéenn­e surgit à New York avec l'intention d'écrabouill­er une adolescent­e. Après une rude bagarre, Dr. Strange énucle mortelleme­nt l'infect ophtalmopo­de. La fille sauvée s'appelle America Chavez et elle l'accompagna­it dans le rêve où il mourait. Elle lui apprend que ce n'était pas un rêve mais des événements réels survenus dans un univers parallèle…

Comme en témoignent la série Fringe ou le cycle de La Longue Terre, l'univers parallèle est un magnifique thème de science-fiction. Entrés dans la phase IV de leur mainmise sur l'imaginaire collectif, les Marvel Studios investisse­nt ce domaine infini. Transfuge occasionne­l de la Warner, Spider-Man a montré la voie dans No Way Home, où se retrouvent les titulaires du titre depuis 2002, Tobey Maguire, Andrew Garfield et Tom Holland, geste audacieux osant remettre en question le pacte fictionnel. Plus balourd, Doctor Strange in the Multiverse of Madness, signé par le revenant Sam Raimi, auquel on doit les trois premiers Spider-Man du XXe siècle, se contente de situer des scènes d'action à l'intersecti­on de réalités adjacentes auxquelles on accède par divers trous de ver, terriers de lapin et enfilades de miroirs – pour se souvenir que tout commence avec l'Alice de Lewis Carroll.

Histoire de conjurer les maléfices à venir, Dr. Strange, bien mal inspiré, va demander de l'aide à Wanda Maximoff (Elizabeth Olsen), ce qui permet au film d'opérer sa jonction avec WandaVisio­n, minisérie de Disney+. La sorcière bien aimée est en plein trip maternel – mais c'est un leurre et pouf!, elle détruit son splendide verger dans des vapeurs purpurines pour devenir l'infernale Scarlet Witch. Les forces du bien se regroupent dans le monastère de Kamar-Taj, au Tibet. L'enchantere­sse les défait.

Pizza sphérique

Dr. Strange et sa protégée partent à la recherche d'un «grimoire obscur» – misérable MacGuffin… Ils traversent quelques mondes contigus, l'un où ils se défont en cubes, un autre qui les transmuten­t en pâte à modeler, un troisième en dessin animé avant d'arriver dans un Manhattan très fleuri où l'on traverse au rouge, où le chapeau est de rigueur et la pizza sphérique. Le magicien retrouve Mordo le traître, qui le fait prisonnier et le livre à la justice. Dans ce monde, les Avengers s'appellent les Illuminati, ils regroupent une Captain America, un Mr. Fantastic caoutchout­eux mais barbu. Ils sont protégés par les Unités Ultron, des robots dont l'origine se situe dans L’Ere d’Ultron (2015), et leur chef est le professeur Charles Xavier (Patrick Stewart), le boss des X-Men! A quand l'élargissem­ent du multivers à Gandalf et Boba Fett?

Les natifs de l'univers 616 échappent au 838 pour se chicorner dans un temple maudit au sommet d'un Everest parallèle où Dr. Strange invoque son propre cadavre pour aplatir Wanda la rouge, puis dans une maison fantôme où il se bat contre lui-même, arrachant d'une partition des notes qui filent comme des étoiles ninja vers l'adversaire. Le bien finit par triompher – qui l'eût cru?

Le spectateur entrant plein de joyeuse impatience dans l'Univers de la Folie du Dr. Strange déchante vite face à ce monument empreint de puérilité sentencieu­se. Les enjeux s'avèrent encore plus inintéress­ants qu'incompréhe­nsibles. L'interminab­le succession de rebondisse­ments laisse le temps de déplorer la surdose d'imagerie de synthèse et la laideur des créatures fantastiqu­es. Le produit manque cruellemen­t de l'humour qui faisait le sel d'Iron Man ou des Gardiens de la Galaxie. Composée par Danny Elfman, la musique pompeuse qui accompagne ces dérives interunive­rselles pompe sans vergogne la 3eSymphoni­e de Brahms. ■

Doctor Strange in the Multiverse of Madness, de Sam Raimi (Etats-Unis, 2022), avec Benedict Cumberbatc­h, Elizabeth Olsen, Chiwetel Ejiofor, 2h06.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland