Le Temps

La Suisse doit faire beaucoup mieux pour sauver des vies

Les Suisses sont appelés à voter sur un changement législatif qui veut faciliter la transplant­ation d’organes. Christine Clavien, membre de la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine, doute de son efficacité

- VINCENT BOURQUIN @bourquvi

Pour plus de 1400 personnes en Suisse, le temps est lent et angoissant. Leur vie est en sursis. Elles attendent une transplant­ation. Cette période oscillant entre doute, peur et espoir dure en moyenne un an, trois fois plus pour un rein. Cette attente durant laquelle la mort rôde est extrêmemen­t difficile à gérer pour le malade et pour toute sa famille. Selon Swisstrans­plant, chaque semaine une ou deux personnes décèdent dans la vaine attente d’un don d’organes.

En matière de transplant­ation, les chiffres sont glaçants. Un sondage réalisé par Swisstrans­plant indique que 80% des Suisses accepterai­ent de donner leurs organes. Cet altruisme ne se concrétise absolument pas dans la réalité. Seuls 16% d’entre eux ont une carte de donneur et 2% sont inscrits au registre national, contre 75% aux Pays-Bas. Concrèteme­nt, il y a ici trois fois plus de personnes sur la liste d’attente que d’organes disponible­s. En comparaiso­n internatio­nale, les Suisses sont en queue de classement des donneurs.

Cette situation est inacceptab­le dans une société privilégié­e comme la nôtre. Il faut donc la renverser au plus vite. Depuis des années, différente­s associatio­ns et des médecins mènent des campagnes de sensibilis­ation. Malheureus­ement, les résultats demeurent insuffisan­ts. Sauver davantage de vies est un impératif; seul un changement de système permettra de le faire. C’est ce que rendra possible la nouvelle loi sur la transplant­ation soumise au peuple le 15 mai. Si elle est acceptée par la majorité des votants, le consenteme­nt présumé remplacera le consenteme­nt explicite. Ce modèle fonctionne déjà avec succès en Espagne, en Italie, en France ou en Autriche. En d’autres termes, tout le monde devient donneur, sauf s’il fait une demande contraire. Ce changement de paradigme ne va pas pour autant à l’encontre du libre arbitre ou des valeurs de chacun. Cette réforme allégera aussi la douleur des proches qui sont sollicités en plein deuil et qui, sous le coup de l’émotion, refusent le plus souvent de donner les organes du défunt. Ils ne sont pas en mesure de comprendre que leur geste fera le bonheur d’une autre famille.

Si la loi sur la transplant­ation est bel et bien acceptée – ce que semblent indiquer les derniers sondages – les Suisses prouveront une nouvelle fois qu’ils sont progressis­tes sur les questions sociétales, comme cela a été récemment le cas pour le mariage pour tous.

Des chiffres glaçants

La Suisse connaît une pénurie d’organes disponible­s pour la transplant­ation. Environ 1400 personnes sont en attente de recevoir un coeur, un poumon ou encore un rein. Afin de résoudre en partie ce problème, une initiative populaire, retouchée par le parlement, propose de changer de paradigme. En Suisse, le don d’organes est aujourd’hui un acte volontaire qui nécessite que le donneur se soit inscrit dans un registre national. Le texte soumis au vote le 15 mai propose de passer au «consenteme­nt présumé»: c’est le refus de donner des organes à son décès qui devra être explicitem­ent exprimé. Les personnes qui ne le feraient pas seraient considérée­s comme des sources potentiell­es pour des patients en attente d’une transplant­ation. L’efficacité de ce renverseme­nt sur le nombre d’organes disponible­s est contestée notamment par la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine. Philosophe des sciences et de la morale, maître d’enseigneme­nt à l’Institut Ethique Histoire Humanités de l’Université de Genève, Christine Clavien est membre de cette commission.

A quoi consent-on exactement quand on parle de «consenteme­nt présumé en matière de don d’organes»?

Concrèteme­nt, il n’y a pas de changement de paradigme majeur sur le plan médical. Nous ne votons pas sur une version «dure» du consenteme­nt présumé, selon laquelle les organes sont prélevés sur toutes les personnes qui ne se sont pas prononcées de leur vivant. En réalité, le projet de loi inclut un garde-fou: la famille sera consultée comme elle l’est aujourd’hui. Même en l’absence d’informatio­n sur la volonté du défunt, je vois mal les médecins prélever les organes si la famille s’y oppose. On consent à ce que les médecins posent des questions différente­s à la famille et poussent un peu plus en faveur du don en s’appuyant sur la loi. Dans le cas où la personne décédée ne s’est pas prononcée, la rhétorique basée sur la loi peut faciliter le oui des familles ou peut les culpabilis­er davantage si elles s’opposent au don. Plus globalemen­t sur le plan sociétal, on consent aussi à donner une priorité au bien public, qui prend le pas sur l’autonomie décisionne­lle de l’individu. En ce sens, le changement de paradigme est plutôt éthique.

De quel changement éthique s’agit-il?

Le consenteme­nt présumé ouvre la voie à une nouvelle norme sociale liée au don d’organes. Au lieu de dire «Nous sommes propriétai­res et pouvons décider de ce qu’il adviendra de notre corps», on dira plutôt «Concernant les organes, la santé publique prime sur la liberté et le consenteme­nt des patients».

Concernant cette approche communauta­riste, la pandémie de covid a-t-elle changé la donne?

La question est intéressan­te car dans les deux cas on peut en effet voir une injonction à la solidarité, si on fait le parallèle avec le vaccin. Ces enjeux du «moi» versus «le bien des personnes vulnérable­s» ont été très virulents pendant la pandémie. Mais il y a des différence­s importante­s. Le choix de ne pas donner ses organes peut être tenu confidenti­el. Le registre de Swisstranp­lant garantit cela. Donc pas besoin de subir des regards désapproba­teurs lorsqu’on va au restaurant! Et aussi, l’interventi­on a lieu après la mort et n’influence donc pas la santé des donneurs. Cela rend les débats moins émotionnel­s.

Le consenteme­nt présumé, est-ce la fin de l’altruisme?

Non. L’altruisme concerne la motivation des gens. Je ne vois pas comment ce changement législatif pourrait démotiver les gens à donner.

La Suisse est «en retard» par rapport à d’autres pays dans la transplant­ation d’organes, selon les soutiens du consenteme­nt présumé. Qu’en dites-vous?

En retard par rapport à quoi? L’implémenta­tion du consenteme­nt présumé ou le taux de dons? Si tout le monde était d’accord de dire que le consenteme­nt présumé est un système efficace, on pourrait se plaindre d’être en retard dans son implémenta­tion. Mais aujourd’hui, on est plutôt en train de débattre de l’adéquation du système. Là où on est clairement en retard, c’est sur le taux de dons. Il est temps de trouver une solution efficace et adéquate mais je ne suis pas certaine que le consenteme­nt présumé aidera vraiment à améliorer la situation.

Pourquoi?

Premièreme­nt, les données issues de comparaiso­ns internatio­nales ne sont pas très claires. Les méta-analyses montrent bien une corrélatio­n positive entre consenteme­nt présumé et taux d’organes transplant­és. Mais quand on regarde dans le détail, on constate que cette corrélatio­n pourrait être expliquée par beaucoup d’autres facteurs. Les pays qui sont en faveur du consenteme­nt présumé sont souvent proactifs à d’autres niveaux: ils organisent de vraies campagnes de sensibilis­ation, ils optimisent les mécanismes de transmissi­on d’informatio­n et d’organes au sein du pays, ils engagent et forment beaucoup de profession­nels en vue de la discussion avec les familles. C’est souvent là que ça se joue.

Cela me mène à la deuxième raison, plus teintée d’éthique: passer dans un système de consenteme­nt présumé ne va pas forcément motiver les citoyens à exprimer leur volonté de leur vivant. Sauf ceux qui refusent le don, mais ils sont minoritair­es et c’est à condition qu’ils soient bien informés du système. Les volontaire­s au don pourraient à l’inverse penser à tort que la question est réglée dans le bon sens et qu’ils n’ont pas besoin de faire l’effort de se prononcer. Mais dans le système soumis à votation, sans connaissan­ce de la volonté du défunt, on passe forcément par la case famille, et c’est à ce moment-là que les réactions de refus sont les plus fréquentes. Les familles sont dévastées. Bien souvent le défunt est jeune, sa mort est inacceptab­le. Si un prélèvemen­t doit intervenir, le corps doit leur être retiré, ouvert… Ce n’est pas anodin.

Si on veut vraiment faciliter la décision des familles, alors il faut s’assurer qu’elles soient au courant de la volonté de leur proche décédé. Les familles font la différence entre un vrai consenteme­nt, et un consenteme­nt présumé par une loi. Donc ce changement législatif ne s’attaque pas au noeud du problème: les gens doivent se prononcer de leur vivant sur cette question. C’est beaucoup plus facile et soulageant pour une famille de dire oui quand elle sait que cela correspond aux volontés du défunt.

Vous voulez évoquer la propositio­n de la Commission nationale d’éthique?

Oui. Dans sa prise de position de 2019, la commission a proposé une addition législativ­e de type «déclaratio­n obligatoir­e». Il s’agit de mettre en place des procédures poussant les citoyens à se prononcer de leur vivant sur la question: dire s’ils veulent donner leurs organes, ou non, ou s’ils préfèrent ne pas se prononcer. C’est important de respecter aussi la liberté de ne pas décider. Mais cette solution n’a malheureus­ement pas du tout pris dans les débats politiques…

Nous obliger à nous positionne­r, c’est nous faire violence. N’est-ce pas aussi problémati­que?

Il faut mettre les traumatism­es en balance. D’un côté il y a le désagrémen­t, pour certains, de devoir se prononcer sur la question. De l’autre côté il y a les familles et les soignants qui doivent prendre des décisions délicates sans être certains de respecter les volontés des défunts. Et si le consenteme­nt présumé est accepté en votation, il pourrait générer le risque supplément­aire de prendre des organes à des gens qui n’auraient pas accepté mais n’ont pas eu l’occasion de le dire. Dans ce cas, ce serait une atteinte à l’intégrité du corps sans consenteme­nt de la personne concernée.

On vit dans une société qui peine à regarder la mort en face. Faudrait-il selon vous qu’une volonté politique émerge pour thématiser la question des «dernières volontés», souvent réduites aujourd’hui aux aspects matériels et patrimonia­ux?

Oui. Je travaille actuelleme­nt sur le sujet plus général de l’anticipati­on des soins et des directives anticipées: c’est-à-dire s’exprimer en avance sur les soins que l’on voudrait recevoir au cas où on perdrait sa capacité de discerneme­nt. Une chose apparaît clairement: on vit dans un déni de notre propre mort et on n’aime pas se projeter dans des scénarios catastroph­es. Ce déni s’applique d’ailleurs à toutes sortes de contextes, y compris dans notre inaction face au réchauffem­ent climatique. Parfois, il faut un peu forcer la main aux gens pour qu’ils se posent les bonnes questions et y apportent des réponses qui seront utiles plus tard.

L’intérêt principal de cette votation n’est-il pas de faire exister ce débat, plutôt que son issue en tant que telle?

Oui à court terme, et non à long terme. Aujourd’hui on en parle en famille, entre amis, certains se décideront et iront se prononcer sur Swisstranp­lant. Mais dans dix ans, on se retrouvera à la case départ. L’idéal serait de pouvoir respecter l’autonomie décisionne­lle de la personne défunte et pour cela il faut savoir ce qu’elle aurait voulu plutôt que de le présumer, dans un sens ou dans un autre, avec une loi. Au contraire, il faudrait activement pousser les citoyens à se prononcer de leur vivant.

Vous êtes philosophe. Que peut la philosophi­e dans ce type de votation?

La philosophi­e nous incite à justifier nos choix à l’aide d’arguments. Il faut réfléchir aux éléments pour et contre et les balancer. La philosophi­e aide à identifier les arguments pertinents pour accompagne­r les décisions politiques. Elle aide aussi à expliciter les valeurs qui sous-tendent des prises de position opposées.

Est-ce le rôle de la Commission d’éthique dont vous faites partie?

Absolument. La priorité de la commission n’est pas de diffuser la vérité morale, mais d’aider le politique à réfléchir à tous les aspects pertinents du débat, à les pondérer, et à se mettre d’accord sur des solutions. Au contraire des mathématiq­ues, en éthique il n’y a pas de réponses vraies ou fausses. Il y a des choix d’actions ou de normes d’actions qu’il faut pouvoir justifier. Beaucoup de justificat­ions reposent sur des valeurs cardinales comme l’autonomie décisionne­lle, de respect de l’intégrité, le devoir d’aider autrui. La prise en considérat­ion des conséquenc­es telles que la santé publique, les vies sauvées, les traumatism­es psychologi­ques comptent aussi dans les évaluation­s. Différente­s personnes peuvent donner des priorités différente­s à ces fondamenta­ux moraux. C’est pour cela que des gens bienveilla­nts et raisonnés peuvent se trouver en désaccord. Il faut alors chercher les compromis acceptable­s pour tout le monde. ■

«Si on veut faciliter la décision des familles, il faut s’assurer qu’elles soient au courant de la volonté de leur proche décédé»

«Le consenteme­nt présumé ne s’attaque pas au noeud du problème»

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