Crimes de guerre et crimes contre l’humanité
De tout temps et sous tous les cieux des bornes furent posées pour limiter les maux de la guerre. La coutume commença d’être codifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Très schématiquement, la Première Convention de Genève fut signée en 1864. Elle fut complétée et élargie après chaque conflit jusqu’en 1949, voire 1977, avec l’addition de protocoles. Ces instruments juridiques visent à protéger ceux qui ne participent pas, ou plus, aux hostilités: blessés et malades, naufragés, prisonniers et populations civiles. La Convention de La Haye relative aux lois et coutumes de la guerre fut signée en 1907. Elle fut suivie de différents traités interdisant l’emploi de certaines armes, négociés, de nos jours, sous l’égide des Nations unies. Ces accords visent globalement à limiter les moyens de nuire à l’ennemi. Les droits de Genève et de La Haye forment le droit de la guerre
( jus in bello). Les Etats signataires sont responsables de leur application. Il n’existe pas de juridiction extérieure punissant ceux qui auraient enfreint les règles*.
Des velléités de combler cette lacune apparurent lors du traité de Versailles. Les vainqueurs souhaitaient juger quelque 900 criminels de guerre allemands. Les Pays-Bas refusèrent d’extrader l’empereur Guillaume
II et le gouvernement allemand de livrer ses citoyens. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il fut décidé, à Yalta, qu’un Tribunal militaire international jugerait les responsables du Troisième Reich. A Nuremberg en 1946, 23 chefs nazis comparurent. Douze furent exécutés. Devant une autre instance, 28 responsables politiques et militaires du Japon, à l’exception de l’empereur, furent jugés. Sept furent pendus. Ce verdict ne fut pas discuté, alors qu’en Allemagne des critiques fusèrent: partialité des juges, punitions de crimes non définis antérieurement, absence de recours possible. Fut en outre dénoncée l’application d’un double standard, car les exactions de la soldatesque soviétique envers les civils n’avaient pas été prises en compte, ni les bombardements indiscriminés de la Royal Air Force sur les villes de l’Allemagne septentrionale, ni encore les deux bombes atomiques américaines larguées sur le Japon. Ces procès passèrent pour une manifestation du pouvoir plutôt que du droit; justice des vainqueurs. Cette tache marque toutes les tentatives postérieures de la justice pénale internationale.
De 1991 à 2011, le Conseil de sécurité établit quatre tribunaux ad hoc pour juger des violations du droit dans les conflits en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Sierra Leone et au Cambodge. En réalité, dès 1948, les Etats avaient convenu d’une Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La doctrine se développa, pour inclure d’autres violations du droit de la guerre. Un texte de traité fut soumis à l’ONU en 1993. Une longue et difficile négociation s’engagea. Le Statut de Rome fut adopté en 1998 et obtint, quatre ans plus tard, les 60 signatures nécessaires à la mise en oeuvre de la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci offre le double avantage d’être permanente et d’élargir son champ d’action à tous les Etats signataires. Elle est indépendante, même si elle accorde d’importantes prérogatives au Conseil de sécurité, dont celle de déférer certaines situations au procureur, ou celle de suspendre enquête ou poursuite pendant des périodes de douze mois, renouvelables sans limite. Trois des cinq membres permanents n’ont pas signé le statut, la Chine, les Etats-Unis et la Russie, qui, par leur droit de véto, peuvent entraver les procédures.
La contestation sur la composition et la procédure de vote du Conseil de sécurité ressurgit. Il réunit quinze membres, dont cinq permanents et dix élus pour deux ans. Les décisions sont prises par vote affirmatif de neuf membres dont nécessairement les cinq «permanents». Il ne reflète plus l’état du monde contemporain, où l’Occident a perdu sa centralité. Des régions géographiques sont écartées ou sous-représentées. Le droit de veto devint, au cours des négociations initiales, de la Charte une conditio sine qua non de l’URSS, alors seul Etat socialiste, car le siège de la Chine fut réservé jusqu’en 1971 à Taïwan, par la volonté des EtatsUnis. Le long débat sur la réforme de l’institution porte sur l’accroissement des membres permanents et sur de possibles substituts au droit absolu de veto. Le 26 avril 2022, à l’initiative du Lichtenstein, l’Assemblée adopta par consensus une résolution obligeant de justifier le recours au veto. Cette décision ne change rien! Un groupe de travail, constitué en 1994, avait présenté de timides propositions, qui furent gelées lors du sommet mondial de 2005, destiné à «revitaliser l’ONU». Autant dire qu’une éventuelle solution est rejetée aux calendes grecques, d’autant plus qu’une modification de la Charte exige un vote positif des deux tiers des membres de l’Assemblée générale et l’unanimité des membres permanents!
La CPI agit selon le principe de substitution, à savoir lorsqu’un Etat ne veut ou ne peut pas poursuivre les coupables. Les crimes relevant de sa compétence sont au nombre de quatre. Schématiquement, a) le crime de guerre est une violation grave mais occasionnelle du droit de la guerre, comme le massacre de 650 civils à Oradour par les Allemands en 1944, de 500 paysans à My Lai en 1968 par les Américains au Vietnam, ou les présomptions de massacre de civils à Boutcha ou d’exécution de prisonniers russes, en Ukraine, entre autres nombreux exemples possibles. b) Les crimes contre l’humanité sont des attaques d’envergure et systématiques contre des objectifs non militaires. Après le conflit en ex-Yougoslavie, 280 charniers furent répertoriés en Bosnie et plus de 25 000 personnes demeurent portées disparues. c) Le génocide est la tentative de détruire, en tout ou partie, un groupe humain spécifique. De nos jours, l’emploi éhonté du terme insulte la mémoire des centaines de milliers d’Arméniens, de Tsiganes ou de Tutsis rwandais massacrés et des millions de victimes de la Shoah. d) Enfin le crime d’agression apparaît hors de notre sujet. Il est le pire et induit tous les autres. On ne s’est pas entendus sur une définition contraignante.
En bref, la saisine de la Cour est le fait des Etats signataires du Statut de Rome, du procureur lui-même et du Conseil de sécurité. L’enquête et la collecte des preuves sont nécessairement lentes et coûteuses, même si les Etats ont l’obligation de coopérer et d’ouvrir leur territoire. Le premier condamné fut le chef d’une milice congolaise. L’enquête contre lui fut lancée en 2004, le procès suivit en 2009 et le verdict tomba en 2012. Huit ans! Les statistiques officielles sont peu claires. On compterait 37 mandats d’arrêt contre des ressortissants de neuf Etats. Tous africains! Ils furent des vaincus de conflits internes, des responsables politiques ou militaires renversés et livrés par leurs successeurs. La force supplante le droit. Le dernier procès ouvert, après la chute de la dictature au Soudan, est celui d’un chef tribal, accusé d’exactions au Darfour. L’administration de la Cour est lourde, environ 900 fonctionnaires, la paperasserie considérable et les coûts de fonctionnement exorbitants, environ 140 millions d’euros budgétés en 2021!
Il reste fort peu probable que les belligérants en Ukraine, pas plus que les responsables des grandes puissances ayant lancé la guerre en Irak ou en Libye, par exemple, soient un jour inculpés. La CPI ne dispose d’aucun moyen pour forcer l’exécution de ses décisions, si ce n’est la réprobation diplomatique. Le barrage de la souveraineté nationale est solide. L’inefficacité opérationnelle représente la faiblesse principale de la Cour, hormis l’hostilité que lui portent les grandes puissances. Sa force véritable et sa légitimité résident en revanche dans le refus, par principe, de l’impunité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
* Je résume et simplifie ici des arguments parus dans mon livre: Une si belle illusion: Réécrire la Charte des Nations unies (Editions du Panthéon), 2018, 468 pages.
Le génocide est la tentative de détruire, en tout ou partie, un groupe humain spécifique