Le Temps

En Corée du Sud, le nouveau président braque les féministes

- LOUIS PALLIGIANO, SÉOUL

Dans un pays où les droits des femmes sont la cible d’attaques virulentes, Yoon Suk-yeol n’a fait qu’attiser le feu durant sa campagne. Des militantes font part de leur appréhensi­on, à la veille de son investitur­e le 10 mai

Dans une société très patriarcal­e où une femme ne gagne que 67% de ce que gagne un homme, soit l’écart le plus élevé de l’OCDE, et où le mouvement #MeToo a provoqué un raz-de-marée d’accusation­s de harcèlemen­t et d’agressions sexuelles dont des dizaines visant des sommités, c’est pourtant à l’électorat jeune et masculin, furieux contre les soi-disant politiques de discrimina­tion positive du gouverneme­nt précédent, que le nouveau président sud-coréen Yoon Suk-yeol a décidé de s’adresser pendant sa campagne. Parmi les mesures annoncées par l’ex-procureur général: des sanctions plus lourdes contre les dénonciati­ons calomnieus­es d’agression sexuelle, l’abandon du quota de 30% de femmes au sein du gouverneme­nt ou encore la suppressio­n du Ministère de l’égalité hommes-femmes et de la famille sous prétexte qu’il n’y aurait pas de «discrimina­tion systémique entre les sexes».

A 29 ans, Ryu Ho-jeong est la plus jeune députée de l’Assemblée nationale et a souvent été la cible de remarques sexistes. Alors que la condition féminine ne s’est que timidement améliorée ces dernières années, cette membre de la mouvance progressis­te du Parti de la justice et fervente défenseure des droits des femmes estime que la vigilance est de mise. «Le président Moon Jae-in [le prédécesse­ur de Yoon Suk-yeol] s’est déclaré «président féministe», et même s’il n’y a pas eu de réalisatio­n claire pour améliorer le statut de la femme, son gouverneme­nt reconnaiss­ait néanmoins la discrimina­tion sexuelle structurel­le. Désormais, l’avenir s’est assombri, car l’administra­tion Yoon Suk-yeol nie le problème.»

Déferlemen­t de haine en ligne

Alors qu’elle travaille sur une réforme visant à renforcer les sanctions contre les crimes sexuels, Ryu fustige la propositio­n à contre-courant de Yoon Suk-yeol de punir plus durement les fausses accusation­s. «Les victimes de crimes sexuels craindront davantage de porter plainte et les auteurs pourront s’en servir comme outil d’intimidati­on.» Selon la dernière enquête menée par le Bureau suprême des procureurs et l’Institut du développem­ent des femmes coréennes (KWDI) le taux de fausses dénonciati­ons de violences sexuelles était de seulement 0,78% en 2018.

La crainte de dénoncer son agresseur est déjà exacerbée par les méthodes déstabilis­antes de la police qui «soumet à un long interrogat­oire pour reconstitu­er les faits […] et si vos souvenirs sont flous, vous pouvez être accusées de dénonciati­on calomnieus­e», souligne Park Soo-yeon, présidente de Digital Sexual Crime Out (DSO), une associatio­n qui lutte contre les crimes sexuels filmés. Elle se dit par ailleurs préoccupée par un déferlemen­t de haine en ligne inédit, alors que beaucoup soupçonnen­t la victoire de Yoon d’avoir aggravé le conflit entre les genres, en particulie­r chez les jeunes. «Un wiki ouvert appelé Namoo Wiki attaque les féministes en se fondant sur une nouvelle idéologie appelée «égalisme» qui réécrit l’histoire en prétendant qu’il n’y a jamais eu de discrimina­tion envers les femmes», s’alarme-t-elle.

Bien loin du stéréotype de la «mudang» ou chamane coréenne, des femmes d’âge mûr aux regards perçants portant un maquillage épais et des costumes flamboyant­s, Hong Kali, 30 ans, préfère un simple jean pour lire l’avenir de ses clients dans l’ambiance cozy d’un café. Celle qui se présente comme chamane féministe et genderquee­r, c’est-àdire ni strictemen­t homme, ni strictemen­t femme, a décidé qu’il était temps de passer à l’action en fondant «une alliance avec des chamanes féministes LGBTQ qui veulent un monde égalitaire». C’est avec ce groupe nommé «Gutpan» que Hong a manifesté devant l’Assemblée nationale la semaine dernière pour demander la promulgati­on d’une loi anti-discrimina­tion, car, insiste-t-elle, «l’optique d’ignorer la discrimina­tion systémique fondée sur le sexe est dangereuse».

Un budget réduit à peau de chagrin

Autre visage du féminisme, Na Young est la cofondatri­ce de Share et coprésiden­te de Joint Action for Reproducti­ve justice, deux organisati­ons coréennes de défense des droits des femmes. Même si la loi anti-IVG est devenue caduque l’année dernière en Corée du Sud, décriminal­isant in fine l’avortement, un vide juridique demeure. Dans ce contexte fragile, Na Young redoute que «certains politicien­s qui ont des conviction­s chrétienne­s/catholique­s conservatr­ices essayent d’affaiblir les politiques de genre et de revenir sur le droit à l’avortement».

Suite à l’élection de Yoon Suk-yeol , la Korea Women’s Associatio­ns United (KWAU), une associatio­n féministe locale, a publié le 11 mars une déclaratio­n critiquant le président élu et son parti pour avoir utilisé activement «une stratégie rétrograde» telle que «l’incitation à la haine» et le «conflit de genres» au cours de leur campagne». Depuis lors, Yoon Suk-yeol semble être revenu sur sa promesse de campagne d’abolir le Ministère de l’égalité hommes-femmes. Néanmoins, la directrice de KWAU, Oh Kyung-jin, estime le portefeuil­le menacé alors qu’«il fonctionne déjà avec un budget réduit, 0,24% du budget de l’Etat en 2022».

Sur la décision du nouveau chef de l’Etat d’abandonner le quota de 30% de femmes au sein de son cabinet, une mesure mise en place par son prédécesse­ur, Oh Kyung-jin affirme que cela revient à «ignorer la réalité de l’inégalité systémique des sexes en Corée, et à ne pas remplir le devoir du président de créer une société où chacun peut faire entendre sa voix de manière égale». Alors que Yoon Suk-yeol entame cette semaine son mandat unique de cinq ans, nul doute que les militantes féministes vont scruter ses premières mesures tangibles et sont déterminée­s à ne rien lui céder en matière de droits des femmes. ■

L’ex-procureur général a promis d’alourdir les sanctions contre les dénonciati­ons calomnieus­es d’agression sexuelle

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